Pour la deuxième fois de la matinée, je change de chemise en essayant de garder mon calme, les tympans vrillés par les pleurs incessants d'Altaïr. Le médecin a dit que c'était une gastro, rien de trop grave mais il n'empêche que mon petit bout le vit mal. Et mes vêtements aussi. Alors que je le serre contre moi dans une tentative désespérée et sans doute un peu vaine de le calmer, je me rend compte que je n'ai pas dormi plus de deux heures la nuit dernière, trois la précédente. Je me rend compte aussi que la maison est totalement en bazar, que j'ai pris du retard dans mon travail, oublié de payer ma prune pour stationnement interdit, que je dois lancer une lessive, faire du repassage, nettoyer les peluches de mon fils... Je suis débordé. Englouti. Un seul être vous manque et tout part à en vrille, la nounou d'Altaïr a laissé un vide immense mais personne ne pouvait s'attendre à ce qu'elle décide d'aller élever des chèvres dans la montagne.

Chut...chut Altaïr. Si tu dors un peu, Papa t'offrira une girafe, une vraie.

Qu'est-ce que je raconte ? On a pas la place pour une girafe...
Cette situation, il va bien falloir que je l'arrange, je dois aller au travail mais je n'aime pas l'idée de laisser mon fils à la crèche, avec des Reflets. Vu ce qui est arrivé à ma femme... La nounou était déjà un choix complexe, je n'étais jamais totalement tranquille en la laissant seule mais comme j'avais pris soin d'enfermer sous clé tous les ustensiles dangereux...il subsistait toujours des risques mais je me disais qu'un Reflet est toujours moins dangereux qu'une armée. Bref, la crèche n'est pas une option, il me faut une nounou et vite.

Un vacarme de tous les diables retentit soudain au-dessus de ma tête, du genre qui ne peut pas être simplement causé par un meuble qui tombe. Pendant un bref instant, je repense au Titanic sombrant dans les eaux froides et pleines de microbes de l'oubli avant de me souvenir que je suis à Mirapolis, avec un autre fils et celui-ci bien vivant. Après avoir détruit l'entièreté de ma demeure -du moins, c'est l'impression que ça donne- un individu étrange se dresse dans un nuage de poussière. Après la maladie et les suicides, nous aurions des cas de missiles humains maintenant ? Le jeune homme (s'il s'agit d'un homme) est anormalement bien portant, un parapluie à la main le protégeant de la pluie environnante et tenant un morceau de papier que je reconnaîtrais comme un diplôme (il m'arrive de donner un coup de main à l'administration de l'université).

Mais qu'est-ce que...?  Vous allez bien ? Qui êtes-vous ?

Étrangement, ça a eu le mérite de calmer Altaïr mais je n'ai pas le temps de profiter de cette accalmie, mes oreilles vibrent encore de tout ce bruit. Il faut que je sache qui vient de défoncer tous les étages de ma maison comme un mauvais remake des Aristochats. Je dois bien admettre que l'entrée spectaculaire a quelque chose de Mary Poppins, si elle avait été jouée par Stallone et non Julie Andrews. Mais même en admettant qu'il s'agisse d'un envoi express du Suprême, je ne comprend pas bien pourquoi il fallait détruire ma maison. Les Reflets savent utiliser les portes et certains même, la sonnette.

L'étrange individu se redresse en faisant craquer les morceaux de parquet alentour, étirant de son mieux ses courtes jambes pour adopter une posture plus adéquate. Il ajuste la prise sur son parapluie, un peu comme une mauvaise imitation de britannique comme on en voit à la télévision. En plus poussiéreux et en mal habillé. Puis il entreprend de se présenter, ce qui me permet non seulement d'enfin savoir qui vient d'entrer par effraction chez moi mais aussi de remarquer qu'il ne semble souffrir d'aucun problème d'élocution grave.

-"*Kof kof * Monsieur je suis un envoyé de nature mollusque pour vous aider avec cette tumeur .Ne vous inquiétez pas pour me le confier , je saurai m'en occuper. J'ai récemment appris que même les Reflets comme vous méritent un soulagement ."

Sans doute ais-je parlé un petit peu trop vite, il me semble que certaines phrases ne font pas totalement sens mais j'ai si peu dormi ces derniers temps qu'il est probable que mon cerveau ne traduise pas correctement les informations. Oui, c'est l'explication la plus rationnelle, je ne comprend pas ce drôle venant de débouler par mon plafond parce que je suis fatigué. Tout est logique. Je l'invite d'un signe de tête à prendre place sur l'une des chaises qui, miraculeusement, n'ont pas bougé d'un centimètre.

Oh, c'est très aimable à vous. Je précise que je ne suis pas un Reflet. Quant à Altaïr ici présent...sa nature est incertaine mais je vous demanderais de ne pas le traiter autrement que pour un petit être...venu d'ailleurs.

Je me racle la gorge (toute cette poussière soulevée n'est pas bonne) et me demande si je dois lui offrir une tasse de thé. Non, un verre d'eau fera l'affaire. Je garde le bébé contre moi et verse un verre au nouveau venu avant de me rasseoir.

Votre arrivée est pour le moins inhabituelle mais le timing est bon. Parlez-moi un peu de vous, de vos qualifications.

L'homme dont je ne connais toujours pas le nom refuse le verre d'eau tout en m'abreuvant de vocatifs pompeux qui sont loin de me mettre à l'aise. Est-ce que j'aurais laissé entrer un membre de secte dans mon foyer ? Ou plutôt, est-ce qu'un être de ce genre aurait pénétré chez moi ? Rappelons que je ne lui ai en aucun cas ouvert la porte. Bref... Altaïr semble assez intrigué par le jeune homme mais je le garde fermement dans mes bras, préférant le garder au plus près pour ne pas m'inquiéter. Revenons aux supposées qualifications du drôle.

"Eh bien pour tout vous dire, j'ai obtenu de nombreuses qualifications depuis que je suis arrivé en ville , j'ai failli gagner une tondeuse dans un jeu concours et ai été qualifié en saut de haies psychiques , même si la compétition a au final été annulée. Alors ne vous inquiétez pas , je saurais parfaitement vous soulager de ce fardeau , si vous voyez ce que je veux dire ."

Pas du tout. Je ne vois pas du tout ce qu'il veut dire et la façon dont il se met à cligner des yeux n'arrange rien. Au mieux, il a de la poussière dans les globes oculaires, au pire c'est une sorte de code ou de tic nerveux. Si je tente de fuir, il se lancera à ma poursuite ? En même temps, comment se fait-il qu'il possède un diplôme attestant qu'il peut s'occuper d'enfants. Je décide de creuser un peu plus, quoique je l'espère moins profond que lui avec mon plafond.

C'est...surprenant. Mais j'attendais quelque chose de plus classique. Depuis combien de temps êtes-vous nounou ? Combien d'enfants avez-vous gardé ? Cette expérience remonte t-elle à votre ancienne vie ou la nouvelle ? Vous comprendrez que je ne peux pas confier mon fils à n'importe qui, surtout un homme ayant traversé mon plafond.

Le moins que l'on puisse dire, c'est que cet homme -quel qu'il soit- prend son potentiel futur rôle de nounou très au sérieux. Tout son petit être est presque tendu par l'intensité avec laquelle il se redresse, me parle de couper le cordon. Je ne pensais d'ailleurs pas que c'était si flagrant, ma difficulté à me détacher de mon fils. Il fait passer ça pour quelque chose de malsain alors que non, je ne crois pas être plus papa poule qu'un autre... Il faut dire que le passé fut assez traumatisant, entre la mort de mon fils aîné, le suicide de mon épouse et tout ce qui se passe dans cette ville... Mais j'entends bien ce qu'il veut me dire, il faudra bien un jour que je me détache un peu, ne serait-ce que pour travailler ou quand Altaïr rentrera à l'école. Par ailleurs, l'homme toujours sans nom m'en dit un peu plus sur ses qualifications. Rien de précis mais je comprend qu'il est assez âgé et que son long vécu, de même que sa famille nombreuse, lui confèrent l'expérience requise.

Je vois... Pardonnez-moi, je ne voulais pas vous vexer. Effectivement, il faut peut-être que je coupe un peu le cordon, nous avons eu...des moments complexes mais ça ne veut pas dire que nous devons rester en autarcie.

Je remarque qu'il continue de tousser mais sans prendre le verre d'eau placé devant lui, peut-être a t-il une allergie spécifique, quelque chose comme une intolérance à l'eau du robinet. Ce n'est qu'en jetant un coup d'oeil autour de moi que je me rend compte des monceaux de poussière qui couvrent sol et meubles. Bon, je vais arranger ça rapidement.

Toute cette poussière devient étouffante, je vous confie Altaïr le temps de passer un rapide coup.

Mon fils est toujours très sage, fixant le nouveau venu avec circonspection et ne bronche pas quand je le dépose sur les genoux du drôle. Immédiatement, mon coeur se serre et je commence à regretter mon geste mais me fait violence pour me lever, aller chercher l'aspirateur et nettoyer rapidement autour de nous, ce sera déjà ça de fait. Quand je ne suis pas concentré sur là où j'aspire, je jette des coups d’œil au duo. Juste au cas où. Ce n'est pas un Reflet au moins.