Je suis loin d’être la plus littéraire de tous les habitants, sans doute ma plume ne sera-t-elle que très maladroite, fortement décousue, mais je me suis fait un devoir de retranscrire en détail certains évènements. Le premier Noël de Mirapolis ne devrait pas tomber dans l’oubli, que la suprême puissance qui gouverne ce monde le veuille ou non. Premier Noël ou « Noyuluka » comme il l’avait crié du haut des cieux en essayant de faire cesser la pluie de biscuits à la cannelle qui menaçait de tous nous engloutir.
La journée avait commencé sans encombre, un jour comme un autre, d’autant plus que la majorité des habitants de notre petite ville ne connaissaient pas ou n’avaient cure des célébrations religieuses et païennes. Il avait tout de même été agréable de découvrir un mince manteau de neige sur les toits, scintillante au soleil et craquant sous les chaussures. Peu encline à sortir, je m’étais pourtant décidée à enfiler une chaude écharpe pour mettre le nez dehors et acheter quelques menues bricoles pour mon dîner. C’est là que ça a commencé, au milieu de la matinée. Une voix tonitruante et excessivement enthousiaste s’est mise à résonner partout, dans les rues et aux carrefours, jusque dans les bois.
Nous savions tous à qui appartenait pareil coffre mais ce n’était pas une bonne nouvelle pour autant. Les grimaces ont commencé à fleurir sur les visages et plusieurs citoyens ont levé les yeux au ciel en guettant l’orage ou une quelconque catastrophe mais rien ne se produisit. La neige se mit à tomber en gros flocons mais rien de bien surprenant, pas de quoi inquiéter les foules. Je continuais ma route en resserrant mon manteau, un mauvais pressentiment au cœur. Près de la boutique de l’antiquaire, des cantiques s’élevaient mélodieusement pour saluer les passants et je déposais une pièce dans leur écuelle avant de m’éloigner, ne réalisant que trop tard qu’un âne et un bœuf en porcelaine n’étaient pas anodins dans le paysage. Les anomalies commençaient, lentement mais sûrement.
Aux alentours de midi, le sol se mit à trembler légèrement, puis de plus en plus fort avant de s’arrêter aussi brusquement qu’il avait commencé. Suivirent un flot de carottes qui traversa Destiny Avenue, torrent orange et grondant fort, à la recherche de quelque cheval à nourrir. Un léger « oups » se fit entendre avant que les légumes ne se volatilisent, une flopée de jurons tintant au-dessus de nos têtes en même temps que les nuages s’amoncelaient. À ce stade, je pressais le pas pour rentrer chez moi, loin d’être la seule d’ailleurs. Un Suprême était déjà une source d’ennuis (et nous n’étions pas au bout de nos peines), mais qu’il fasse ainsi étalage de ses pouvoirs était terrifiant et sans précédent. Plus vite je rentrerais chez moi et plus vite que je me sentirais en sécurité.
AAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAAH !!!Le cri était constant, sans aucune trace d’émotion, ni terreur, ni colère, une succession de voyelles énoncées avec force. Le hurlement sans âme trouva un écho, puis un autre, et encore un autre, me laissant penser une fraction de seconde que les carottes avaient pris vie pour exprimer leur désarroi. Mais non, la source du bruit était tout autre, peut-être même plus perturbante : une armée de bonhommes en pain d’épice. Trop cuits, mal décorés, le sourire trop grand et les membres sucre glacés, ils avançaient en lignes nettes entre nos jambes tout en donnant de la voix. Certains jetèrent alentour des regards vides, d’autres tentèrent d’ajuster leur tenue. Jamais je ne courus aussi vite jusqu’à chez moi, ni aussi soigneusement pour éviter d’écraser un petit être en biscuit. Le temps de fermer la porte et de m’écrouler contre le battant, des toupies géantes étaient déjà en train de tournoyer à toute vitesse dans les champs, trop vite pour pouvoir distinguer les caractères inscrits sur leurs quatre faces. Cette célébration allait de travers, il fallait faire quelque chose et même la puissance qui nous gardait prisonniers s’en était rendu compte. Des « euh » et « attendez… » paniqués se faisaient entendre en même temps que des bruits de papiers que l’on consulte, se confondant avec les cris au-dehors.
La pire exclamation que nous aurions pu attendre au milieu de cette catastrophe, mais pouvions-nous nous attendre à autre chose de la part du Suprême ? Même moi qui n’avais que peu d’opinions sur le drôle, je commençais à ruminer quelques menues insultes en m’assurant que fenêtres et portes étaient bien closes. J’aurais dû me douter que pareille précaution n’avait aucune utilité.
Nombre de populations, je devais l’apprendre plus tard, considèrent que les célébrations de fin d’année doivent s’accompagner de plats, de repas pris en commun et élaborés avec amour pendant de longues heures. Je n’en avais pas la moindre idée, mais le Suprême si. C’était d’ailleurs le point le plus important à ses yeux que cette abondance de victuailles soit reproduite. Oui, vous l’avez deviné, notre douce et délicieuse ville fut la proie d’une marée répugnante de beurre, de viande, de sucre tout mêlés. Les frigos se mirent à vrombir avant d’exploser, d’éjecter de leurs entrailles dindes, plats en barbecue, gâteaux au miel, choux de Bruxelles, carpe, Malva pudding et autres délices qui ne faisaient plus du tout envie une fois au sol. À peine le temps d’éponger la crème anglaise que des appels désespérés résonnaient dans les cheminées. Des jambes dodues se balançaient, des vieillards perdus et affolés tentaient de s’extirper des conduits, balbutiant quelque chose à propos d’elfes et de cadeaux pendant que les planchers craquaient sous l’érection de gigantesques sapins décorés de trop de guirlandes. Difficile de ne pas imaginer notre geôlier appuyant nerveusement sur tous les boutons à sa disposition alors qu’une alarme céleste lui criait dans les oreilles. Vous savez aussi bien que moi que la situation a fini par se régler, mais comme je n’ai aucune idée du comment, je vais poser ma plume en rappelant les dernières paroles du Suprême avant que tout ne se coupe :
