Mélancolie océanique {pv. Arwen Evohé}

Ma journée off s'avère plus ennuyeuse que je ne le pensais, assise devant ma fenêtre à songer au passé. Dire que je suis d'un naturel nostalgique serait peut-être erroné, je m'habitue plutôt bien à cette nouvelle existence mais j'ai eu tant d'enfants, vécu tant de choses que parfois rester installée dans un salon dans le silence le plus total me semble étrange. Où est passée la Crète de mon enfance avec ses murs blancs, ses statues majestueuses ? Où retrouver la jungle où je fus épouse, reine, heureuse ?

Non, ça ne va pas du tout, je commence à devenir clairement mélancolique et je refuse de laisser mon bon caractère en pâtir. Ce qu'il me faut, c'est une promenade dans un endroit calme. Une fois partie vers la plage, je me mets à énumérer à voix haute les avantages de ce monde : l'eau courante, un plus grand choix de livres, la télévision et surtout l'absence de certaines pulsions passées qui auraient rendues mes relations plus complexes. Oui, il y a du bon à avoir été transportée ici, je ne dois pas l'oublier.

La mer ondule comme un miroir liquide et le son des vagues suffit à soulever mon coeur dans un mouvement de joie. J'ai passé de beaux moments près ou sur les flots, des instants gravés dans mon coeur. Bon, la mer me fait aussi penser à cet enfoiré de Thésée qui m'a abandonné sur une île comme une gueuse mais c'est loin et il ne me semble pas qu'il soit tombé à Mirapolis. En sautillant sur un pied, je retire mes chaussures pour mieux sentir les grains sous mes pieds et avance lentement en regardant l'onde, inspirant son parfum salé. C'est alors que j'aperçois un homme, lui-aussi plongé dans ses pensées (et les pieds dans le sable). Peut-être que je devrais le laisser à son aise et partir dans l'autre sens mais je ne peux m'empêcher de l'examiner un peu. Il est plutôt bel homme, le cheveu clair et la silhouette sculptée. Je me demande ce qu'il fait dans la vie. En tout cas, il n'est jamais passé entre mes mains à l'hôpital.

Bonjour ?
Oh mince, j'ai été trop lente à tourner les talons, je suis repérée. Est-ce que je peux me cacher dans le sable ou ça va paraître encore plus bizarre ? Tant pis, je souris en approchant à mon tour, au fond pas mécontente de pouvoir faire la conversation à ce monsieur. Curieuse, moi ? Jamais.

Bonjour ! Désolée, je ne voulais pas vous observer.

Mathilde me ferait sûrement remarquer que cette plage est un endroit idéal pour commettre un meurtre et cacher les preuves mais je n'ai absolument pas l'intention de tuer ce pauvre homme. Quoi ? Vous pensiez à l'inverse ? Je tend une main à serrer en agitant légèrement les orteils entre les grains râpeux.

L’homme pour l’instant sans nom ne semble pas m’en vouloir d’avoir interrompu ses réflexions. Mais peut-être est-il tout simplement poli. Soigné sans faire trop chic, ton interlocuteur dégage un calme détaché d’un autre temps. Tu ne sais rien de lui mais tu doutes qu’il ait été simple paysan ou petite souris. Sans doute fut-il un roi ou un prince de contes de fées. Pourtant, il ne semble ni arrogant ni particulièrement amer. Mais qu’est-ce qu’une première impression ici ?
Sa façon de prendre ma main pour me saluer à l’ancienne mode confirme mon hypothèse qu’il possédait un rang. Même si je fus princesse et même reine, je ne peux m’empêcher de rougir légèrement devant cette galanterie. Serait-il venu sur la plage en quête d’une petite sirène ? Je ne peux décemment pas poser la question directement au jeune homme, ce serait grossier. Alors que je laisse retomber ma main en le regardant, je songe avec une pointe de tristesse que ses yeux clairs me rappellent quelqu’un d’autre. Quelqu’un de moins soigné et élégant mais qui aurait été amusé de me voir les pieds dans le sable. Mon tendre Sukitês…

Non, c’est moi qui vous ai dérangé dans vos réflexions. Vous n’avez pas de chance de tomber sur quelqu’un dans un endroit si vaste et calme.

Je ris légèrement, me demandant si je ne devrais pas couper court pour le laisser tranquille. Mais ma curiosité est trop forte, rencontrer un habitant ici constitue une énigme à résoudre et ce bel homme pensif représente un mystère. Mais pour pouvoir en apprendre plus sur lui, il faut commencer par te présenter.

Si vous voulez vous plaindre à vos amis, je m’appelle Arwen Evohé.

Ici plus qu’ailleurs, un patronyme constitue un miroir de l’identité de la personne, un indice important. C’est ainsi que j’ai découvert qu’un grand nombre de personnes venues de ce que l’on appelle « mythologie » étaient présentes à Mirapolis. Parmi ces personnes, je compte d’ailleurs une cousine et une tante, c’est dire si ce nouveau monde est petit. Près de nous, la mer constitue de s’écraser en léchant le sable, dérangeant un crabe qui nous jette un regard soupçonneux en partant se cacher. Rien n’a de sens dans ce monde, qu’il s’agisse de la géographie, de la faune ou de la flore.

Que je sache quand ne pas vous importuner, vous vous promenez souvent par ici ?

Alessandro Thelxinoé…comme l’une des premières muses, serait-ce une enfant de Zeus incarnée dans un corps masculin ? Ce ne serait pas le plus étonnant dans ce monde et si je n’ose pas poser directement la question, je commence à soupçonner que l’homme qui se tient devant moi n’est peut-être pas si lointain. Mais le monde a tant tourné sur lui-même depuis mes jeunes années, des siècles nous séparent peut-être sans que j’en ai conscience.

Me.. Les océans de mon monde me manquent

Le regard de mon compagnon de solitude devient vague (aucun jeu de mots) et je sens une grande mélancolie l’envahir alors qu’il contemple la mer aller et venir près de nous, léchant la plage humide en y laissant des reflets brillants. Je me doute déjà que cet Alessandro a un lien très fort avec la marée, l’onde puissante qui peut emporter les navires ou bercer les enfants. L’air de rien, je m’assoie sur le sable, y enfonçant mes pieds et le bout de mes doigts comme un jeu entre les grains dorés. Je comprends ce que cet homme peut ressentir, chaque citoyen de cette ville peut le comprendre. Je l’invites à s’asseoir à mes côtés en regardant des mouettes voler au-dessus des flots.

Comment était-ce, votre monde ? Votre nom me rappelle la Grèce et ses alentours…

Je souris sans aucune gêne en le regardant en biais, consciente de me montrer peut-être trop curieuse mais en même temps, nous n’avancerons jamais si nous gardons trop de secrets entre nous. Au contraire, cette situation incongrue peut nous permettre de nous enrichir mutuellement. Apprendre que j’étais considérée comme « fictive » au même titre que d’autres m’a fait un choc mais ici, les limites entre le réel et l’imaginaire sont floutées. Et puis, cet homme pourrait peut-être venir du même monde que moi. A moins que lui ne soit « réel », une figure « historique ».

Parlez-moi de là d’où vous venez, s’il vous plaît. J’adore les histoires.

Un voyageur alors ? Peut-être un aventurier en quête de frisson ou un marin qui aurait perdu son chemin dans l’étendue immense et bleue des océans. A moins que je ne lui prête un passé trop tragique et qu’il ait simplement été un marchand voguant au gré de ses transactions d’une île à une autre. En tout cas, il admet connaître la Grèce et si je ne peux être certaine que nous sommes des contemporains, il y a quelque chose de chaleureux et d’agréable à entendre parler de sa patrie, même vaguement. Ma connaissance des patronymes anciens n’échappe pas au jeune homme mais je ne doutais pas de sa perspicacité. Qui qu’il soit, cette conversation mêlée d’un léger jeu d’énigmes a quelque chose de plaisant. Je me contente de hocher la tête avec un sourire en coin en me demandant s’il est trop gêné pour s’asseoir à mes côtés sur le sable fin. Qu’il reste à me regarder de haut ne me dérange pas, je peux lever la tête sans risque d’être aveuglée par le soleil.

Pandore était-elle votre mère ou une de vos parentes pour que la curiosité semble refléter votre âme ?

Je ris sans complexe devant cette insinuation, il a raison de me faire remarquer mon indiscrétion. De là à dire que je suis honteuse, c’est autre chose. Je secoue la tête en regardant mes pieds enfouis, niant avoir un lien avec celle que l’on accuse d’avoir libéré tous les maux sur cette terre. Une histoire plutôt injuste de mon point de vue mais ce n’est pas la question. Alessandro admet à demi-mots venir de très loin mais sa façon d’être, de se mouvoir et de parler, ne laissait que peu de doute. Cet homme dégage quelque chose de…j’allais dire « prestigieux » mais ce n’est pas le mot. Il possède un calme détaché qui souffle qu’il n’a pas vécu une vie sobre et misérable.

Je vois…vous êtes comme nous tous : une antiquité mouvante.

Je le taquine, bien évidemment et il s’installe enfin sur la plage, c’est tout de même plus confortable. Un bref instant, je n’écoute que le roulis de la mer en réfléchissant à ces quelques mots échangés. Je suis si curieuse, si désireuse de connaître chacun des habitants (de trouver, peut-être, un être qui me soit lié) que j’ai peut-être été trop loin dans mes interrogations. Pour une princesse, je manque cruellement de subtilité. Ma main s’enfonce dans le sable et je me surprends à penser que nous devrions faire partie de ces grains, n’être que poussière balayée par le vent. Mais c’est impossible, même dans mon ancien monde. La mort n’est pas une expérience pour moi. Ou peut-être que si, ici. Avec un sourire engageant, je me redresse légèrement pour regarder l’homme élégant près de moi. Cessons de parler de ce que nous avons perdu.

Je me demande si je n’ai pas déjà lu votre nom quelque part… Vous n’êtes pas le nouveau directeur de l’hôpital, n’est-ce pas ?

Les paroles d’Alessandro sont pleines de poids, comme s’il gardait toujours en lui une part de gravité ou de sagesse. Je l’imagine difficilement sur une table en train de chanter à tue-tête et pourtant, je suis sûre qu’il doit avoir son charme lorsque ses yeux brillent. Pour l’heure, il soulève à voix haute la question que nous nous posons tous : avons-nous un avenir et saurons-nous avancer ici-bas ? Quant aux proches et aux ennemis du temps passé, je ne crois pas que la question se pose. Si je retrouvais ma famille, je serais folle de joie et je ne crois pas avoir d’inimitié avec qui que ce soit. Il est vrai que je ne ferais pas forcément bon accueil à Thésée mais tout cela me semble bien loin et sans sa lâcheté, je n’aurais jamais rencontré mon époux, eu de si beaux enfants.

Hôpital ? C'est flatteur mais non je n'ai pas cette compétence, je suis par contre le propriétaire et gérant de deux établissements de cette ville. J'ignore si vous avez eu l'occasion de les visiter ? Il s'agit du Grand Aquarium et du Parc Zoologique. Au final ce n'est peut-être pas si éloigné que cela d'un hôpital... Je soigne les animaux et l'âme des Hommes. Dois-je conclure que vous avez un lien fort avec l'hôpital de Mirapolis ?

Oh, je comprends mieux pourquoi son nom ne m’était pas inconnu, il fait partie de ceux qui offrent un peu d’évasion aux habitants de Mirapolis. J’aime sa façon de décrire son métier, soigner les âmes est peut-être ce que je recherche le plus à l’heure actuelle et j’aime à penser que ce penchant montre qu’Alessandro a un grand cœur. Mais d’autres indices me mettaient déjà sur la voie, sa douceur et son charme tranquille par exemple. Je passe une main pour dégager mes cheveux en me remémorant l’aquarium.

Oui, il me semble que j’ai eu l’occasion de visiter l’aquarium il y a quelques temps. C’est un très bel endroit, si coloré… Ce devait être un jour de sortie scolaire car je me souviens de rires d’enfants quand j’y repense. Il faudra que j’aille voir votre parc zoologique.


Non, je ne dois pas réfléchir à son lien avec les animaux, le temps des devinettes est passé et avant de m’amuser à comprendre qui il était, je devrais profiter du présent en sa compagnie. A mon tour de parler de mon métier et je souris en songeant aux raisons qui m’ont poussées à devenir infirmière. Au final, je suis là pour les autres et pas par intérêt et c’est pour le mieux.

Un lien fort ? Je ne sais pas… En arrivant ici, j’ai voulu me rendre utile, pouvoir aider un maximum de personnes alors infirmière m’a semblé une bonne voie. Je crois qu’au fond, je cherche surtout à offrir de la chaleur et du réconfort, au travail comme ailleurs.

C’est sans doute stupide mais je considère que ma porte est toujours ouverte pour qui a besoin d’une oreille attentive ou d’un câlin. Certains habitants sont encore des enfants, des orphelins déracinés brusquement et même les plus vieux peuvent se sentir perdus ou abandonnés. Je me propose donc tout naturellement pour les aider. Je ne sais plus qui me comparaît à une sugar mommy, mais sans contrepartie charnelle. Le terme est étrange mais j’accepte. Je regardes au loin l’étendue bleue infinie qui se confond avec le ciel à l’horizon, songeuse.


A votre avis, qu’y a-t-il au bout ? Est-ce que l’on vogue sans jamais retrouver la terre ?

Comme tout être passionné, Alessandro développe sa pensée autour du parc, me confiant ses attentes et ses espoirs concernant ses pensionnaires. A bien y réfléchir, je comprends que la vue d’animaux enfermés puisse le mettre mal à l’aise, j’ai parfois l’impression d’être moi-même une curiosité piégée sous une bulle de verre. Encore une fois, mon esprit divague sur cette énigme vivante que constitue mon voisin, sur sa sagesse, son lien avec les animaux ou la mer qu’il contemple avec une pointe de mélancolie. Cela va paraître paradoxal venant de l’épouse du dieu de la folie et du vin mais je trouve un certain charme à cet homme séduisant dont les yeux seuls traduisent qu’il est bien plus âgé et grand que son enveloppe charnelle ne le laisse deviner.

J'espère que vous pourrez trouver dans ce parc tout ce que j'ai essayé de faire comprendre, un peu de paradis, et de rêves, un peu d'espoir aussi

De l’espoir…je connais plus d’une personne qui en aurait besoin, à commencer par le jeune Hélios. Son nom est synonyme de lumière mais je le sais tâtonnant dans l’obscurité et ça m’inquiète. Qui sait, une promenade dans ce paradis animal pourrait lui redonner un peu de joie de vivre. Sans y penser, je ramène mes jambes vers moi, appuyant mon visage contre mes genoux avec une grimace songeuse. Je ne sais pas quels sont les intentions de celui qui nous a jeté là-haut mais il semblerait que chacun tente de reconstruire un petit monde à lui. Alessandro me rappelle de ne pas m’oublier en chemin pour aider les autres et je souris en hochant la tête. Il a raison de me le faire remarquer mais pour l’heure, je n’ai pas l’impression d’être malheureuse ou d’avoir besoin d’aide. Mais lui-même ne semble pas égoïste et s’il s’occupe plus des animaux que des êtres humains, il n’empêche qu’il se consacre entièrement au bonheur d’autres êtres.

Merci. Je vous retourne le conseil, ne vous sacrifiez pas au milieu de vos espèces et compagnons. Ce serait dommage de vous revoir à cause d’un burn-out.

Un bref instant, j’ai envie de lui toucher le bras pour appuyer mes paroles mais je me retiens, ce serait probablement mal venu. Tout le monde n’est pas tactile et je dois bien avouer que c’est une crainte presque religieuse qui a retenu ma main, comme si je risquais de poser les doigts sur quelque chose de sacré. Evidemment, c’est exagéré et je ne considère pas M. Thelxinoé comme un être sacré, il a beau être profond, il est aussi très…agréable. Il est facile de discuter avec lui.

La rumeur prétend que les voyageurs qui s'éloignent voient au bout de chemin à nouveau la même terre. Il semblerait qu'il n'y ait pas de bout et pas de chemin infini. J'ignore comment cela est possible car même un univers rond nous ferait arriver de l'autre côté de la ville et non sur le même rivage. Un jour je pense que je tenterai afin de trouver mes réponses

Des réponses dans ce monde sans logique ? S’il en trouve, je serai la première à vouloir entendre ses découvertes. Je l’avoue sans honte, je n’ai jamais eu le courage de tester réellement les limites de cette existence, qu’il s’agisse de mon immortalité ou des frontières de cette ville aux multiples paysages. On raconte que celui qui cherche à franchir la barrière qui entoure Mirapolis tombe en flaque d’encre mais ce ne sont probablement que des histoires pour effrayer les habitants. Je l’espère sincèrement car l’idée que l’un de mes amis soit réduit à l’état de tâche sur le sol n’a rien de réjouissant.

Ἄνδρα µοι ἔννεπε, Μοῦσα, πολύτροπον, ὃς µάλα πολλὰ…*’’ J’espère que vous les trouverez… Mais là encore, ne vous perdez pas en chemin. Si jamais vous avez un jour besoin de souffler, n’hésitez pas à passer me voir. De préférence chez moi plutôt qu’à l’hôpital, ce sera moins sinistre.

Quoique cet endroit, cette plage baignée par la douce lueur d’un soleil timide, est aussi un point de rendez-vous agréable. Mais au fond, je crois que je préfère lui laisser ce sanctuaire.

(* « Conte-moi, Muse, l'homme aux mille tours qui sur les flots erra longtemps sans répit… » (n’ayant pas étudié le grec, je vais supposer que c’est ça…on va dire que c’est ça)

Les yeux bleus de mon nouvel ami se posent sur les vagues mouvantes qui lèchent la plage en remontant lentement jusqu’à nous. Bientôt, elles pourront nous caresser les pieds, à moins que la marée ne soit pas si haute. Il y a quelque chose d’amusant à être ici avec Alessandro, comme si j’écoutais un philosophe parler en étant seule spectatrice. Même lorsqu’il sourit, on sent qu’il se passe quelque chose, qu’il pense sans cesse.

Ce n'est pas le surmenage qui me fait peur, mais de ne pas laisser une trace, de ne laisser qu'une jolie histoire et non un héritage

Oh…voilà qui me touche plus que je ne le voudrais. Un héritage ? Jamais je n’ai songé à laisser une trace dans ce monde ou ailleurs, mon rôle en temps que princesse n’était pas d’être mémorable, même s’il semble que mon nom ait perduré dans la littérature, associé à un monstre, une ruse, un héros. La grandeur et la gloire éternelle ne sont pas pour moi. Mais un héritage, ça se transmet, c’est aussi un sang, une chair que l’on offre…mes enfants. Peu m’importait la couronne étoilée (mais je ne crache pas dessus, j’adore ce cadeau) ou l’immortalité, je léguais à la terre des fils robustes et magnifiques qui auraient à leur tour offert de beaux enfants. Ça peut paraître très vieux jeu (n’oublions pas que j’ai vécu il y a de nombreux siècles) mais ma progéniture était mon héritage. Ma main se referme sur le sable qui coule entre mes doigts comme des larmes sèches. Ceux que j’ai enfantés sont-ils parmi ces grains ? Non, je ne laisserai pas la tristesse m’envahir, je suis en trop bonne compagnie. Tel mon époux, je serai celle qui ne connaît pas la peine, qui ne peut verser de larmes.

Comme il fallait s’y attendre, Alessandro comprend la citation et s’en amuse, il serait opportun que je sois assise à côté d’Ulysse en personne mais ce serait vraiment une coïncidence trop belle. Il fait remarquer ne pas savoir où me trouver en dehors de l’hôpital, ce qui est d’une logique imparable. Même ainsi, il tourne encore les phrases d’une façon singulière, comme s’il jouait d’un léger charme mais ce n’est probablement que dans mon imagination. C’est le côté désuet de sa personne, cette élégance devenue rare qui rend ses propos plus intriguant.

Faites attention à vous Dame Evohé, bien des Hommes ne sont pas honorables, il faut prendre garde à ne pas faire entrer un loup dans sa bergerie.

Il a raison et pourtant j’éclate de rire en secouant la tête. S’il savait…je suis loin d’être l’archétype de la damoiselle en détresse et je n’ai aucune crainte concernant ma sécurité. Si quelqu’un voulait me faire du mal, je n’en ferais qu’une bouchée et avec le sourire. Pourtant, j’aime sa remarque à mi-chemin entre la protection et l’humour. Il peut se montrer très drôle.

Ne vous inquiétez pas pour moi, j'aime à croire que je n'accueille que ceux qui le méritent. Qu’ils me trahissent ensuite s’ils le souhaitent, je n’aurai rien à me reprocher si ce n’est d’avoir eu confiance.

Je le regarde avec un sourire en coin, remarquant la façon dont le soleil joue de reflets dans sa chevelure claire, dessinant des ombres sur son visage pour faire ressortir certains de ses traits. Lui, un loup ? Cela m’étonnerait. Cependant, il n’a rien un doux agneau, j’en suis convaincue mais ma tante est plus experte que moi pour déceler la bête chez l’homme. Je lui laisse volontiers ce talent, le mien sera de réchauffer les cœurs si je le peux. Je ris doucement en le taquinant.

Je n'ai pas envie de vous fermer la porte... Êtes-vous donc si dangereux, Sir Thelxinoé ? Alessandro Thelxinoé, la seule créature vraiment mortelle de ce zoo…

Avoir confiance est une arme à double tranchants et parfois la réparation demandée pour une trahison ne rétablit pas l'offense mais ne fait qu'en créer une nouvelle. Qui sait ? Le mal se déguise souvent sous l'apparence du bien disait Machiavel, mais, je suis flatté que vous ne me voyiez pas ainsi

Quelque chose dans ses paroles me fait froncer les sourcils, je n’en comprends pas vraiment le sens mais je pressens que ces mots sont importants, qu’ils portent en eux des secrets que je ne suis pas sûre de vouloir connaître. Mais j’écarte vite cette étrange sensation qui tient plus de mon goût pour les romans que d’une réelle appréhension. Cependant, ce petit jeu de mise en garde a quelque chose de sinistre, c’est comme évoluer au milieu d’un bal masqué : personne ne sait qui se cache réellement derrière le visage du voisin, de l’ami, de la connaissance.

Aux Enfers mes réflexions, qu’il ait été ou non un être plus sombre qu’il n’y paraît, cela ne me concerne pas ! Cette ville permet un nouveau départ et je ne suis pas la plus apte à juger des agissements d’un homme, pas avec mon passé. De toute façon, nous sommes tous impuissants ici, aucun pouvoir, aucune particularité alors s’il veut me faire du mal, ce sera « à l’ancienne ». Mais même en laissant mon esprit battre la campagne en imaginant mille horreurs dans son passé, je n’arrive pas à ne pas lui faire confiance. Franchement, il est charmant, patient, sage alors je ne vois pas pourquoi je devrais brusquement me rétracter, surtout à cause d’une parole qu’il a dite probablement plus pour lui-même que pour moi. Il n’empêche que je ne comprends pas bien son histoire de trahison mais peu importe.

Oh oui…la pluie. Je n’avais pas pensé à ça en venant.

Je lève le nez vers le ciel pour contempler les nuages qui se sont amoncelés pendant notre discussion. Il fait un peu trop frais pour que je m’amuse à danser entre les gouttes, je ne peux pas me permettre d’attraper froid en ce moment alors qu’un certain mannequin aux yeux bleus risque à tout moment de se faire du mal. L’avantage de ce monde, c’est qu’il est assez petit alors je ne dérangerais pas longtemps si M. Thelxinoé me ramenait. De plus, il avait été question de lui donner mon adresse s’il souhaitait passer alors tout concorde.

Je serais ravie de monter votre cheval, dans votre cheval mécanique, messire. Ça évitera que les habitants voient débarquer une masse dégoulinante. Je vous rassure, je n’habite pas très loin, à l’entrée de Blind Cross.

Je me relève en époussetant le sable de sur mes vêtements, il est grand temps de remettre mes chaussures et je parviens à le faire sans perdre l’équilibre (les petits exploits font les petits bonheurs). Pendant que nous remettons la plage, je lui glisse un regard amusé en me souvenant de la façon dont il a flairé l’ondée prochaine.

Vous n’avez jamais pensé à présenter la météo ? Vous avez peut-être un don à exploiter.

L’idée de travailler à l’Aquarium, avec Alessandro, a quelque chose d’assez plaisant mais malheureusement, je ne pourrais y aller qu’en tant que bénévole. Mon travail à la clinique me plaît et je pense que je serais plus utile là-bas qu’à soigner les bobos de rares blessés ayant glissé près des bassins ou s’étant cogné contre la vitre d’un des enclos. Il ne doit pas y avoir tant d’accidents que ça tout de même, ce n’est qu’un zoo !

Tout en veillant à ne pas trop trébucher dans le sable, je guette la voiture de mon nouvel ami en me demandant quel genre de véhicule il peut bien conduire. Je le vois mal exhibé un bolide aux couleurs flamboyantes mais en même temps, je l’imagine difficilement dans un vieux tas de boue. Quoique, les petites voitures ont leur charme, j’aime beaucoup mon petit pot de yaourt. Mais très franchement, qui a envie de me lire parler de ma voiture ? Personne, nous sommes d’accord.

Monsieur est trop aimable…

Alessandro m’ouvre la portière (j’aurais dû me douter qu’il ferait un geste de ce genre) et je m’installe sur le siège en regardant distraitement autour de moi. Ce n’est pas un véhicule rutilant et tape-à-l’œil, ni une antiquité, c’est…intéressant de découvrir son style. Evidemment, la voiture est propre, je n’aperçois pas d’emballage laissé à l’abandon ou de vieux ticket de parking. J’attache sagement ma ceinture en attendant qu’il prenne place, je crois que c’est l’une des premières fois que je suis passagère depuis mon arrivée à Mirapolis. Alors que nous prenons le chemin de Blind Cross, je me surprends à regarder ses mains sur le volant, il y a quelque chose d’assez séduisant à le regarder conduire, même pour cela, il fait preuve d’une grande aisance, comme si rien ne lui était difficile.
Le trajet est hélas trop court et il est bientôt temps de nous séparer, surtout que les premières gouttes de pluie commencent à tomber à notre arrivée. Quel instinct… Veillant à ne pas avoir mis de sable dans son véhicule, j’ouvre la portière avant de me tourner vers lui pour le remercier.

Ce fut un honneur de vous rencontrer, monsieur Thelxinoé, j’espère vous revoir très vite.

Avant de m’éclipser, je me penche pour embrasser sa joue comme cela se fait dans ce monde moderne puis je sors pour courir jusqu’à chez moi avant d’être trop mouillée. Même si notre conversation aura été légère et sans arrière-pensée (du moins, rien de trop appuyé), je me surprend à avoir un sourire stupide en songeant au baiser donné, quelque chose de totalement insignifiant. Peut-être que c’est mon éducation antique qui remonte… Quoi qu’il en soit, je regarde la voiture repartir depuis ma fenêtre, songeuse. Cet homme, aussi charmant et drôle soit-il, est plein de facettes. Beaucoup de facettes et il me tarde d’en découvrir plus.