Un monde de rêves et de paroles [Emily]

Sans me définir comme une recluse, je ne peux pas me targuer d'arpenter souvent les rues de la ville, encore moins de flâner dans les magasins. Pourtant, en tant que mannequin occasionnelle, il m'arrive souvent de passer entre d'autres mains, de devoir faire la promotion d'une boutique de vêtement ou quelque chose dans ce style. Mais entourée par mes collègues, je me sens moins exposée que lorsque je dois sortir de chez moi et me rendre ailleurs qu'à l'animalerie. Il me semble que j'avais fait quelques progrès en rencontrant Maëllis, efforts retombés à plat après sa disparition. D'avoir croisé une femme lui ressemblant tant ne cesse de me perturber et je ne parviens pas à savoir s'il s'agit d'un signe que je dois avancer ou simplement d'un fantôme. Quoique, ce n'est pas très gentil de parler d'Ondine en ces termes.

Aujourd'hui, je suis chargée d'une mission qui, d'un œil extérieur, n'a qu'une importance minime mais de laquelle je m'acquitte aussi bien que possible. La tortue ayant rejoint l'animalerie il y a peu était, si je me souviens bien, pirate à l'origine et elle apprécie encore les récits traitant de la mer et les aventures. Je suis donc en quête d'un ou deux bons romans à lui lire le soir mais j’admets ne pas y connaître grand chose. Voilà pourquoi je pousse la porte de "A livre ouvert", tout en sachant que son propriétaire est un homme. Je lutte brièvement contre la nervosité en entrant, rentre la tête dans les épaules en franchissant le seuil. Il ne semble y avoir personne, c'est tant mieux. Je peux ainsi parcourir les rayonnages tranquillement.

« Bonjour, désolé, je ne vous ai pas entendu, j’étais derrière. Je peux vous aider peut-être ? »

Un homme grand et fort de surcroît, pour ne rien arranger. J'envisage de décliner son offre mais me rappelle que je ne peux pas consacrer la journée à mes recherches et que, si je peine, il reviendra plus tard. Je fais ça pour Silvio, je ne dois pas l'oublier. Un sourire timide, j'esquisse un geste vers les étagères.

Je cherche des romans sur la mer ou les pirates. Pour un ami. S'il vous plaît.

Il n'a pas l'air méchant, c'est plutôt le contraire. Mais dans sa stature et son allure, il me rappelle tant de marins échoués sur mes rivages, parfois très beaux et puissants, héroïques.

Je dois reconnaître que le libraire fait de son mieux pour mettre à l'aise et ne pas rompre le fragile calme qui règne dans sa boutique, c'est tout à son honneur. J'ai déjà, par le passé, réussi à surmonter ma tension initiale envers les êtres de sexe masculin mais je ne peux pas vraiment comparer cet homme à l'individu du désert ou à Chester. Peu importe, il se montre patient et doux, je hoche la tête en le remerciant avant qu'il ne parte chercher quelques œuvres pouvant répondre à ma demande. Pour être honnête, je ne pense pas que Silvio fasse le difficile, il passe la plupart de son temps à mâchonner la même feuille de salade mais quand il entend le son de la mer ou que je lui lis un texte parlant des flots et d'aventure, il sort un peu plus la tête avec intérêt.

« Tenez. Voilà ce qui pourrait plaire à votre ami. Vous avez un livre documentaire sur le monde des pirates, une biographie sur un pirate et quelques romans. »

Il a fait vite, et à en juger par son air assuré, il connaît sa boutique sur le bout des doigts. Je promène les miens sur les couvertures, l'écoute attentivement tout en consultant les ouvrages proposés. Je ne suis pas sûre que la biographie plaise totalement à la tortue, le style en est légèrement trop lourd mais parmi les romans, celui nommé L'île au trésor retient mon attention, ainsi qu'un autre et le livre documentaire car il est pourvu de belles images. Même si j'ai conscience qu'il attend de connaître mon avis, je m'accorde une minute pour bien étudier chaque œuvre avant de relever la tête. Il semblerait que ma nervosité ne soit pas passée inaperçue, je ne voudrais pas le vexer. Sa plaisanterie me fait sourire.

Je sais...je sors rarement ces temps-ci, à part pour le travail et je crois que je suis un peu fatiguée, mais ne vous en faites pas. Tout va bien.

Je ne peux pas lui expliquer qu'en tant qu'homme, surtout de sa stature, il me met mal à l'aise à cause de matelots ayant voulu profiter de tous les plaisirs de mon île il y a longtemps. Ce serait assez abjecte de ma part de mettre tous les hommes dans le même panier. Cependant je ne parviens pas à dépasser ce trouble, pas toujours. Il faut bien que je fasse des efforts quand je rencontre un client ou, plus fréquemment, quand je suis sous l’œil d'un photographe mais en général, je parviens à me dissimuler derrière mon comptoir, derrière un masque professionnel. Pour ne pas le fâcher, je change de sujet en caressant une des couvertures.

Ceux-ci me semblent parfaits. Vous avez vraiment une magnifique boutique, on s'y sent tout de suite...dans un autre monde. Plus serein.

Le compliment semble toucher le commerçant, comme souvent lorsque l'on dit du bien d'une échoppe. Il doit sans nul doute être très fier de sa librairie, des rayonnages remplis, de la décoration délicate, de cette atmosphère ancienne mais douce qui se dégage. Je note cependant avec étonnement qu'il ajoute une confidence sur sa vie, sur une certaine amertume envers les femmes, à moins que ce ne soit autre chose. Je ne peux pas me figurer qui pouvait être cet homme dans une autre vie mais à la voir ainsi, difficile d'imaginer qu'il ait pu vivre des mésaventures sentimentales. Nous sommes si pleins de mystère dans cette ville.

Il tend la main pour prendre les ouvrages et je réprime un mouvement de recul, me contenant juste à temps pour ne pas me montrer vexante. Il se montre très gentil et compréhensif, je me sens gauche et mesquine à côté, à imposer mes craintes comme cela. Je n'ai pas toujours été ainsi, du moins il me semble. Je ne parviens plus à savoir si je suis revenue au point de départ ou si j'ai empiré avec les mois...quoiqu'il faille bientôt compter en années. Le temps est une chose bien étrange, il ne me semblait pas passer si vite dans mon ancienne vie.

Tandis que le libraire s'éloigne, j'explore un peu plus les alignements de titres, les couvertures colorées ou sombres, en caresse quelques uns à la recherche d'un bonne histoire. Je suis fascinée par la quantité de récits que l'on a pu amasser au fil des siècles. Je crois que mes nièces sont grandes lectrices, cela ne m'étonnerait pas qu'elles franchissent souvent le seuil de cette boutique. Quant à moi, j'apprécie de temps en temps un bon roman mais je me retrouve à faire la lecture à d'autres. Je sélectionne donc d'autres romans pour mes pensionnaires, récits d'aventures, de chevaliers ou de guerriers mais aussi des thèmes plus neutres. De quoi plaire à chacun. Contrairement à sur mon île, il y a aussi des femmes parmi mes nouveaux compagnons. En parlant de femme, je continue à me demander ce que pouvait bien dire le jeune homme tout à l'heure.

C'est pour vous cacher des femmes que vous restez ici ? Ou peut-être d'une en particulier.

La question m'a échappée, j'ai songé à voix haute et je crois qu'il m'a entendu. Rouge de confusion, je le sens, je bafouille des excuses pour mon indiscrétion, reviens à pas lents vers lui pour lui tendre ma petite pile. Je me sens presque obligée de compenser mes défauts en achetant toute sa boutique.

La proposition qui suit me surprend, d'autant plus que je viens de me montrer parfaitement indiscrète et impolie en lui parlant de son rapport à la gente féminine. Une remarque des plus absurdes et hypocrites venant de moi mais peu importe. Je suis surtout étonnée qu'il maintienne tant de douceur et de prévenance, je connais plus d'une personne qui se serait déjà agacée de ma réserve mais lui ne semble pas m'en tenir rigueur. Je lui en suis reconnaissante, plus que je ne pourrais le dire. C'est bien pour cela que j'opine doucement, me convainquant qu'il n'a que de bonnes intentions et que c'est en acceptant ce pas en avant que je pourrai éviter de retomber dans de vieux travers.

Oui...d'accord pour un café, c'est gentil.

Il ajoute que nous le prendrions dehors, ce qui achève de me convaincre. Après tout, s'il avait voulu profiter de la situation, il l'aurait fait depuis longtemps et en d'autres lieux. Il n'y aurait alors plus eu de libraire à Mirapolis. C'est en me demandant quel genre de peau il pourrait revêtir que je paye mes achats avant de serrer le sac dans ma main. J'en connais qui seront contents ce soir, à l'heure de la lecture.

Je n'avais jamais vraiment pris le temps de venir ici, dans votre boutique. Je reconnais qu'elle est...très apaisante. Dans ce monde, il peut sembler étrange de conserver autant de livres...c'est un peu comme posséder les journaux intimes des habitants.

Après la disparition de ma belle rousse, j'ai passé des semaines à lire et relire le conte d'Andersen qui la concernait, à explorer chaque mot comme à la recherche d'un indice. Mais lorsqu'elle était encore présente, je n'avais jamais songé à fouiller ainsi dans sa vie. Il y a quelque chose de l'ordre du voyeurisme mais c'est facile ici. Je me demande s'il arrive que des gens se plongent dans leur propre histoire pour savoir comment elle a été racontée. Je dois admettre ne pas être complètement heureuse de la façon dont cet Homère compte ma rencontre avec Ulysse mais je conçois qu'un vieil aède aveugle ait eu besoin de distraction et de...pimenter le récit.