Il fait beau aujourd'hui, un temps idéal pour prendre l'air et profiter un peu du calme en compagnie de mon fils cadet. Les évènements passés ne cessent de me revenir en mémoire sans que je parvienne à retrouver un semblant de sérénité, j'ai vraiment besoin de m'échapper. Les travaux pour réparer le toit viennent de s'achever, cela fait un moment que je n'ai pas revu Elijah et pourtant la tension continue de me parcourir à divers moments inopportuns. C'est bien pour cela que j'ai décidé d'aller au zoo avec Altaïr, parce que je ne veux pas qu'il se retrouve mis à l'écart ou qu'il souffre d'une quelconque manière de la situation.

Comme nous sommes un jour de grande affluence, je préfère m'abstenir de prendre ma voiture et m'engouffre dans le bus, armé de la fameuse poussette si facile à replier (une merveille) et de mon tout-petit. Depuis qu'il a fêté son premier anniversaire, il aime à me faire tenir pour lui un petit livre d'images sur les animaux, c'est bien pour cela que nous nous rendons au zoo. Sur le trajet, il se contente de tourner les pages en émettant de temps à autre de petits bruits : un rugissement, un couinement... Dans l'ensemble, il est très sage et nous finissons par descendre du bus sans aucun incident. Il y a du monde mais ce n'est pas grave. Le temps de m'assurer qu'Altaïr est bien attaché dans son siège (il commence à crapahuter sans aucun équilibre donc je me méfie) et nous nous dirigeons vers les guichets. La jeune femme devant moi a des cheveux blancs intrigants, je sens le regard de mon fils peser dessus sans qu'il ose pour le moment pointer du doigt. Je suis un peu plus attentif au chien qui l'accompagne : je crois reconnaître un harnais indiquant qu'il s'agit d'un animal bien dressé mais dans le doute, je vais faire attention qu'il n'approche pas Altaïr de trop près.

Nos regards peut-être un peu trop insistants attirent l'attention de la jeune femme à qui appartient le chien et elle ne semble pas se vexer outre mesure d'être ainsi observée, ce qui est tout à son honneur. Elle se met à la hauteur d'Altaïr en faisant les présentations avec une douceur propre aux jeunes femmes, celles qui ne nient pas avoir conservé une part d'enfance. J'ai connu une femme semblable, quoique plus âgée mais avec cette même légèreté. Je ne vois donc rien à redire dans sa façon de saluer mon fils, elle est avenante et je me sens de bonne humeur. Peut-être que ses grands yeux n'y sont pas pour rien.

Il s'appelle Altaïr. Tu dis bonjour, Altaïr ?

Le voilà qui fait son timide, qui se cache derrière ses mains avec un sourire coquet, comme s'il ne savait pas que ça allait encore plus attirer l'attention. A croire que tous mes fils sont voués à devenir des charmeurs. Elle te plaît, la jolie dame aux cheveux clairs, hum ? Quelque chose en elle me fait penser aux poupées que l'on vend sous plastique, pas de celles que j'ai connu étant jeune mais celles d'aujourd'hui avec leur taille fine, leur nez minuscule et leur regard fixe. Je me demande si elle est vraiment réelle et à l'instant où je m'interroge, je me sens stupide de penser à cela.

- J’ai vu qu’il fixait Paprika… c’est mon chien d’assistance, il n’est pas dangereux mais, comme il « travaille », il peut paraître un peu hautain…

Oh, je vois. Ne vous inquiétez pas, il peut être distant, il n'est pas là pour nous divertir. L'important est qu'il prenne soin de sa maîtresse.

Il s'agit donc bien d'un chien dressé, cela me retire une certaine angoisse même si la demoiselle ne semblait pas plus inquiète que ça à propos de son compagnon. Pour ne pas lui faire perdre trop de temps sur son potentiel programme, je me dirige doucement vers l'entrée avec la poussette, continuant néanmoins de discuter puisque la compagnie de Mlle Fauve est agréable et qu'elle semble vouloir bavarder.

J'en oubliais de me présenter : Connor MacArthur. J'espère que vous n'aurez pas de difficulté à entrer avec Cannelle, je ne connais pas leur politique vis à vis des animaux. Du moins ceux dont ils ne s'occupent pas.

Je suis presque sûr d'avoir prononcé le mauvais patronyme pour son chien et si mes craintes sont fondées, je lui présente intérieurement toutes mes excuses. Nous arrivons au guichet où une femme peu amène vend les billets. Elle adresse un simple coup d'oeil à Mlle Fauve puis à son ami à quatre pattes avant de secouer la tête.

Pas de chien. Animaux interdits, faut savoir lire.

La femme derrière sa vitre de plexiglas est d'une rare impolitesse, je peux concevoir que les journées sont longues au parc zoologique mais un ton plus affable est la moindre des choses. Je m'apprête à répliquer pour la remettre à sa place - je viens d'une époque où les hommes étaient encouragés à défendre les femmes que l'on nommait encore sexe faible, je m'excuse pour mes manières vieillottes - lorsque la jeune femme aux cheveux clairs s'avance pour expliquer sa façon de penser à l'impudente. Dont le visage change drastiquement de couleur.

- N-non je… je suis désolée… je… Je vous offre les entrées, à votre mari et à-à vous ! A-avec plaisir ! B-bonne visite… !

Je dois bien admettre être surpris qu'une personne si jeune et frêle soit capable de faire émaner autant de menace. En quelques minutes, elle a réussi à totalement renverser la situation. Si elle n'était pas assise sur son séant, je pense que la guichetière se liquéfierait. Altaïr ne perd pas une miette du spectacle, suçotant son poing en regardant Fauve, très concentré. Je le suis tout autant, quoique fasciné serait un terme plus adéquat.

- On y va chéri ? Le petit doit avoir hâte de voir tous ces beaux animaux !

Chéri ? Moi ? Il me faut quelque secondes pour comprendre que ceci est une comédie et je hoche la tête en adressant un regard à la femme qui voudrait probablement être ailleurs. Je suis absolument abasourdi par la façon dont la jeune femme a réussi à prendre l'ascendant. Et, je l'admets, quelque peu surpris de ce petit jeu. Elle est bien trop jeune pour être la mère de mon fils, pour être mon épouse, elle semble avoir l'âge d'Elijah. Mais elle est charmante, aucun doute possible. Charmante et étrange.

Nous entrons dans le parc à proprement parler sans avoir rien eu à débourser, je me demande si cette Fauve a usé de quelque pouvoir pour intimider l'impolie. Et pour autre chose aussi mais je relègue cette pensée au plus profond de mon esprit. Fauve reprend une attitude timide une fois la petite barrière franchie, elle n'a rien à envier à Sarah Bernhardt.

- Pardonnez-moi mon audace en vous entraînant là-dedans… j’ai trouvé l’idée plaisante…

Je souris malgré moi et secoue la tête pour signifier que cela ne m'a pas gêné. Mon fils, maintenant que la tension est retombée, s'amuse à jeter son petit livre au sol et je m'agenouille pour le ramasser avant de me redresser sans quitter la demoiselle des yeux.

Vous avez été impressionnante, une grande actrice. Vous étiez dans votre droit et puis vous nous avez permis à tous deux de passer sans encombre alors je vous remercie. Sincèrement.

Je dois sonner si guindé... Je suis parti ici depuis quelques temps maintenant, je devrais avoir perdu ces attitudes aristocratiques qui font si hautaines de nos jours. Quoique mon fils les trouvait déjà agaçantes à l'époque, si je ne m'abuse. Altaïr secoue les mains en répétant "eci, eci, eci", je suppose pour remercier Fauve lui-aussi. D'ici quelques minutes, il va vouloir imiter tous les animaux qu'il verra, j'ai hâte de le voir si content.