5h du mat, j'ai des frissons, je claque des dents et je monte le son... Attendez, non, ce ne sont pas mes pensées mais des paroles de chanson. Mais au fond, c'est un peu la même chose puisqu'à cinq heures, alors même que le Soleil dort encore, je suis affalé sur un fauteuil à bascule avec mon fils dans les bras. Mes oreilles résonnent encore de ses pleurs, il a hurlé pendant plus d'une heure avant de s'épuiser tout seul. Le livre que j'ai acheté ne parle pas des premières dents et de la torture que c'est. Je parle évidemment de la douleur de l'enfant mais aussi de la mienne, c'est difficile de voir Altaïr en souffrance sans pouvoir faire grand chose. J'ai acheté plusieurs types d'aliments spéciaux, des jouets à mâcher, des pâtes à mettre sur sa gencive pour apaiser la douleur mais nous sommes tous les deux encore en train de chercher ce qui fonctionne ou non.

Dans l'autre pièce, mon réveil sonne et je sursaute, j'ai dû m'assoupir sans m'en rendre compte. Aussi délicatement que possible, j'allonge Altaïr dans son lit avant de m'éclipser, le torse couvert de bave séchée. Il me faut une douche, et peut-être une autre douche et enfin, un café.  La nounou arrive dans une heure, j'ai le temps de me rendre un peu plus présentable avant de partir au travail. De préférence en m'assurant que je n'ai pas de bavoir coincé dans la poche arrière de mon pantalon, hier m'a déjà suffi. Les gestes lourds, je me prépare en baillant et en essayant de faire le moins de bruit possible. Enfin, il est l'heure de partir, non sans un pincement au coeur, comme chaque matin, pendant que la nounou dépose ses chaussures dans l'entrée et me répète que tout ira bien. Depuis l'accident qui a coûté la vie à ma femme, j'ai un peu perdu confiance dans les Reflets qui peuplent cette ville mais ais-je vraiment le choix ? Il faut bien que je travaille, ne serait-ce que pour payer les couches. De mon temps, c'était bien moins onéreux.

Ma réflexion sur le prix des produits pour bébé m'occupe jusque tard dans la matinée, tandis que je range les livres rendus avant de m'installer à mon bureau. Les étudiants vont et viennent, c'est plutôt calme pour l'instant, profitons.

Les étudiants se font moins nombreux dans la bibliothèque, la journée avance et personne n'a vraiment envie de passer plusieurs heures ici. Pas que l'accumulation de savoir rebute mais on ne peut pas dire que les chaises soient très confortables et c'est dommage. Une bonne bibliothèque, avec des livres à foison et des fauteuils moelleux participerait à rendre l'étude plus intéressante, moins fastidieuse. La preuve, un étudiant s'est encore endormi sur sa table...

Normalement, je n'ai pas à intervenir, tant que les élèves ne font pas de bruit, pour ce qui est des gens qui s'endorment. Ce serait bien hypocrite de ma part alors même que je ne rêve que d'une sieste. Cependant, il faut quand même que je m'assure que personne va baver sur un exemplaire rare ou que sais-je alors je me lève à regret pour aller voir si tout va bien. Je vous arrête tout de suite, ma première pensée en voyant la personne assoupie n'est pas de savoir si son sommeil est dû à la consommation de drogue. Même s'il porte une tenue excentrique, quoique j'ai vu pire depuis mon arrivée. Je m'approche doucement et remarque son téléphone resté sur un portrait de Mozart. Hum...voilà un artiste qui traverse les époques sans heurt, et dire qu'il est mort à 35 ans...

Un carnet encore vierge trône à ses côtés, menaçant de tomber de la table s'il esquisse un faux mouvement. Autant le ranger correctement, ça lui évitera un réveil en sursaut et des regards mauvais. Je prends le bloc pour le ranger mais le brusque mouvement fait s'agiter les pages, j'aperçois d'autres dessins et une curiosité mal placée me pousse à les examiner. Je remonte ainsi le fil, il est plutôt doué, jusqu'au premier qui me laisse sans voix. Sur ce papier rugueux, décalée de plus d'un siècle, se trouve mon épouse, ma première épouse. Difficile d'oublier l'arc de son sourcil, sa façon de poser le regard. Comment ? Comment se fait-il que son image soit ici ? Est-ce qu'elle...serait incarnée à Mirapolis ?

L'étudiant se réveille en sursaut, criant à moitié qu'il aime les figues et je n'irai pas chercher plus loin, ce sont des élucubrations d'endormi. En revanche, il a le réveil mauvais, c'est le moins que l'on puisse dire, l'oeil torve et agacé à peine la bouche ouverte. J'admets avoir ma part de responsabilité, je n'aurais pas dû prendre son carnet. Mais qu'il fasse attention au volume sonore, je ne voudrais pas devoir le virer de la bibliothèque à peine réveillé sous prétexte qu'il dérange les autres occupants. Maintenant que son visage n'est pas collé à la table, je dois admettre qu'il doit faire partie de ces jeunes hommes qui attirent les regards et remportent du succès auprès des deux sexes car il a de beaux yeux bleus et une allure androgyne. Ce type de garçon ne m'est pas inconnu et dans ce monde si différent, je commence à mieux comprendre certaines choses qui le concernaient. Il se serait plu ici, c'est une certitude. Mais je m'égare.

Désolé. Il allait tomber alors je l'ai attrapé sans réfléchir. Si je puis me permettre cette remarque, vous avez beaucoup de talent.

Je lui tend ses feuillets, non sans un dernier regard au portrait qui m'intrigue et me met, étrangement, mal à l'aise, comme si ce brusque souvenir du passé annonçait quelque chose de plus sombre. J'ai envie de lui demander d'où il connait ce visage, si la femme qu'il a représentée se trouve ici, dans cette ville. Si oui, où ? Pourquoi ne l'ais-je pas encore croisée ? Me reconnaîtrait-elle ? Me pardonnerait-elle ? J'ai fait tant d'erreurs. Tout en sachant que je fais un pas de plus dans l'impolitesse, j'adresse une phrase de plus à l'étudiant blond.

Cette femme, en particulier, a des traits très délicats... Soit vous êtes très talentueux, soit c'est une personne que vous aimez beaucoup.

Tellement indiscret. Je me haïs pour cela.

Le jeune homme se réveille à peu près, sans doute encore agacé par mon comportement indiscret et j'espère secrètement qu'il ne va pas faire de vagues en pleine bibliothèque car cela ne serait profitable à aucun de nous deux. C'est un regard aimant qu'il jette sur le portrait et avant même qu'il ne me réponde, je sens un malaise intense envahir mes organes.

Oui elle est magnifique... 'fin était magnifique. C'est ma maman. Je l'ai perdue il y a... une autre vie... 'fin c'est de ma faute je le sais. Enfin bon, on ne peut pas effacer le passé, il faut vivre avec et avancer malgré tout.

Le souffle me manque mais je reste droit, très droit sur mes jambes pendant que mon esprit tente de donner du sens à ce que je viens d'entendre. Non, ce n'est pas exact. Le sens est déjà présent, je veux juste le nier, de toutes mes forces. Parce que mon fils se tient devant moi, lui qui est mort, lui pour qui je le suis sans doute tout autant. Non...c'est très brusque, je suis aussi désemparé que dans l'autre monde. Que dire ? Que faire ?
Après un temps qui me semble infini, je retrouve le réel et me racle la gorge en fuyant le regard de l'étudiant, le peu de temps que je le peux encore.

Je vois... Peut-être devrions-nous discuter de ceci autour d'un café ou d'une viennoiserie. Votre réveil fut en sursaut par ma faute et je crois que ce portrait mérite une plus ample discussion. Dans un endroit moins silencieux. Vous venez ?

Sans doute qu'il va refuser, me prendre au mieux pour un illuminé, au pire pour un pervers voulant abuser de lui. Mais il est impossible de simplement tourner les talons et faire comme si rien ne s'était passé. De même que nous ne pouvons pas avoir cette discussion ici, alors que le calme doit y régner. La tempête se fracasse sous mon crâne, le Titanic ne me semble plus si effroyable à présent. Qu'est-ce que je vais dire ?

Bien entendu, celui qui pourrait être mon fils ne peut que me dévisager avec circonspection en gardant le silence, sous doute en se demandant si je ne cache pas une arme pour l'assassiner dans un recoin sombre. L'air de rien, je recule d'un pas en dévoilant mes mains pour bien montrer que je n'ai aucune intention néfaste envers lui. Rien que dans cet échange de regards je croirais revivre notre passé. Sur le qui-vive, nous jaugeant sans savoir qui doit parler en premier, si nous pouvons nous faire confiance ou si ce simple dialogue va s'achever dans des circonstances dramatiques.

- Ma foi, j’ai la dalle, je ne vais pas refuser un petit quelque chose pour faire taire mon estomac… même si votre invitation est un peu bizarre… Mon alarme anti-dingue ne s’est pas déclenchée donc…

Est-ce que je me permet un discret soupir de soulagement avant de prendre conscience que les abysses s'apprêtent à s'ouvrir sous mes pieds ? Je n'en suis pas certain mais le fait est que j'acquiesce sans m'autoriser un réel sourire, rien que pour ne pas inquiéter un peu l'étudiant. Il est loin d'être à l'aise, je le vois bien mais ce n'est pas son père qui pourra lui reprocher de ne pas accorder sa confiance à des inconnus. Le portrait ne cesse de me revenir en mémoire, ce regard si doux, ce profil élégant. Je l'entendrais presque me dire d'être plus patient, de ne pas attendre plus de notre enfant que ce qu'il peut m'offrir. Elle était sage à sa façon. Egoïstement, je pensais que tout cela était derrière moi ou plutôt, bien caché au plus profond de moi pour choisir quand remuer ces douloureux souvenirs. Le destin est un joueur cruel. Nous quittons la bibliothèque, la cafétéria n'est pas loin de tout façon et je m'abstiens de tout commentaire avant que nous ne soyons réellement entourés de monde. Je commande un café, laisse l'étudiant choisir ce qui pourra remplir son estomac et l'aider à être dans de bonnes dispositions. De mon côté, je n'ai pas faim, le goût amer dans ma gorge est trop fort.

Je vous présente encore une fois mes excuses pour la façon dont nous avons commencé. Je ne voulais pas vous agacer et ma curiosité était déplacée. Je n'irai pas par quatre chemins, mon attention pour ce portrait vient du fait que je connaissais cette femme. Je l'ai aimé autant qu'il est possible et je l'ai sans doute déçu. C'est pourquoi la revoir aujourd'hui m'a fait un si fort effet.

En dis-je assez ou non, je n'ai pas vraiment envie d'y réfléchir, je repousse encore le moment fatidique. Ma chemise est claire, les tâches de café partiront difficilement s'il me jette quelque chose à la figure…tant pis, si c'est le prix à payer, il n'est pas lourd. Mais je doute que ce soit si simple.

La pâleur soudaine de mon interlocuteur ne laisse planer aucun doute, il semble bien qu'il ait compris la relation qui a pu m'unir à celle du portrait et, par une extension aujourd'hui malheureuse, qui m'unit à lui. Lorsqu'il éloigne la tasse de ses lèvres, j'ai un léger mouvement de recul en me préparant à une prochaine éclaboussure mais rien ne vient, je ne serai pas brûlé. Pas encore. Dans ses yeux bleus je crois du doute, une incrédulité que je ne peux pas lui reprocher et j'aimerais être de ceux qui font des plaisanteries d'un tel mauvais goût. Ce serait plus simple. Ma gorge se noue, je le laisse écarter ma remarque du mieux qu'il peut.

- Vous devez la confondre avec quelqu’un d’autre. Ma mère est morte il y a des décennies ! C’était même dans une autre vie pour moi. Une vie qui s’est achevée dans le froid et la douleur pour moi donc non, vous ne pouvez pas la connaître ou alors ça voudrait dire que…

Le froid et la douleur... Je ne m'étais donc pas trompé, il a bien péri ce jour-là. J'admets qu'au fond de moi, une infime partie de mon être espérait qu'il avait simplement survécu et changé d'identité, fui son passé difficile pour entamer une nouvelle existence, plus libre. Mais voilà à présent la vérité nue. Ce n'est qu'un pan de papier peint qui vient d'être tiré, un fragment du pansement. Il en reste beaucoup encore.

Dans le même temps, il refuse de croire que je puisse être son père, ses paroles faisant moins de mal que son expression en prononçant ces mots. Rien ne pouvait nous préparer à cet instant et je tente de me convaincre qu'il y a du bon, qu'au moins je peux revoir mon enfant, mon précieux fils. C'est une nouvelle chance mais empoisonnée car je ne peux que le voir et non l'atteindre, sous peine de le blesser. C'est en cours, reste à savoir si je parviendrai à le briser aussi bien que par le passé...

Pourtant il s'agit bien de la même femme... C'est bien Monica couchée sur ce papier, celle qui nous lie. Quand à toi...à nous...

Quelle pitié qu'un homme si éloquent perde ses mots devant son fils. Mais que lui dire ? Tout le pardon que j'implorerai, les regrets exprimables, l'amour trop longtemps étouffé, rien n'aurait de sens si je lui en parlais. Je me contente de quelques mots sincères qui m'échappent dans un souffle :

Tu m'as manqué...

Le silence, encore, il lui faut sans doute un peu de temps pour appréhender la vérité et peut-être songer à une stratégie pour fuir. Ou me tuer. J'ai moi-même envisagé les deux possibilités, fugacement, mais je ne peux pas dire qu'elles m'enchantent beaucoup. Si je venais à disparaître, qui prendrait soin d'Altaïr ? Est-ce qu'Elijah irait en prison pour ça ? On ne pend plus les criminels de nos jours mais cela ne m'empêche pas de craindre que mon fils ne passe le reste de son existence derrière les barreaux. Mais je m'aventure dans des pensées bien sombres et pour l'heure, rien ne m'indique que les choses tourneront au bain de sang. D'aussi loin que je m'en souvienne, jamais mon aîné n'a été violent ou cruel, bien au contraire. Il doit être si perdu, sa tranquillité est mise à mal mais je ne me voyais pas taire ce secret. Nous avons tous les deux été pris par surprise.

- Je… ça fait beaucoup en peu de temps… mon cerveau ne semble pas être en état de compréhension… je… je vais prendre un peu l’air… je reviens…

Oui, bien sûr, il a besoin de s'isoler pour encaisser le choc, pour comprendre les choses et déterminer ce qu'il doit faire. J'esquisse un geste pour l'autoriser à quitter la table, certains réflexes reviennent et je n'aime pas ça. Bien sûr, c'est un geste poli, habituel mais je ne crois pas qu'il soit bon de retrouver nos anciennes attitudes. C'est bien pour cela que nous sommes dans cette ville étrange, pour tirer partie de nos erreurs et avancer. Je reste donc seul en regardant par la vitre. Peut-être qu'Elijah va en profiter pour s'enfuir et je ne le reverrai jamais. Quoique nous sommes tous piégés donc nous pourrions nous recroiser. Maintenant que j'ai une minute pour réfléchir, je songe qu'il est resté le même, dans le fond. Certains gestes le trahissent, une façon de poser son regard, de bouger les mains. Ses vêtements n'ont bien sûr rien à voir avec ceux d'alors mais ils lui vont bien. Nous ne partageons toujours pas le même goût vestimentaire mais qu'importe. Est-ce qu'il est heureux ici ? J'ai vu ses dessins, est-ce qu'il compte en faire son métier ? A t-il des amis ? Une personne qui l'aime et prend soin de lui comme il le mérite ?

Le fil de mes pensées est interrompu alors qu'il revient, j'admets être légèrement surpris de le revoir, étais-je donc si convaincu qu'il en profiterait pour s'éclipser ? C'est qu'il a plus de courage que moi, encore une fois. Il est toujours pâle mais semble résolu, il tente d'engager une conversation courtoise. C'est très bien.

- Heurm… alors… euh t’es arrivé quand ici… ?

- Cela fera bientôt deux ans, ma venue remonte à septembre 2020 si je ne m'abuse. Tout est bien différent de notre époque, en mieux je suppose. Je me souviens que nous avions gagné la guerre, espérant qu'elle serait la seule de son genre. Mais je m'égare, parle-moi de toi, de ta vie ici.