Mon rituel matinal pourrait bien être compromis en cette mâtinée encore pâle par le vacarme du peuple informe massé sous les fenêtres et qui marche sans aucune discrétion ni élégance dans une direction qui m'importe peu. Je veux bien croire qu'il y ait une légère ironie à corriger des copies sur les barricades des Misérables avec cette agitation ambiante mais tout de même, cela n'est pas tout à fait propice à la concentration.

Mon thé est en train de refroidir et je n'ai pas avancé d'une ligne dans la prose approximative de mes étudiants auxquels j'ai pourtant promis de rendre les essais dans deux jours. Des promesses, des promesses, sans doute mon passé de gouvernant qui me tient à la cheville mais je devrais promettre moins pour effectuer plus. Cela étant dit, je m'accorde une pause dans mon inactivité pour me dégourdir un peu les jambes, passant et repassant sur le tapis en essayant de trouver la motivation pour reprendre mais rien n'y fait. Salvatrice, une alarme sur mon téléphone me rappelle fort justement que j'ai rendez-vous à l'extérieur. Il semble que j'ai fait l'acquisition d'un objet plus ou moins ésotérique dans le but d'assurer ma protection. Nous verrons bien ce que cela donne...

Enfilant mon manteau, je m'éclipse donc sans avoir à excuser mon départ puisque mes seuls interlocuteurs sont une plante à moitié décédée de cause naturelle et une tasse de thé déjà réchauffée deux fois au micro-onde (je suis devenu mon pire cauchemar). Le lieu de rencontre est un peu particulier mais il me donnera l'occasion de boire un café (puisque c'est bien connu, il n'y a rien d'excitant dans le thé), un breuvage fort intriguant pour quelqu'un qui a eu le malheur d'être assassiné avant la découverte du Nouveau Monde. Mais là, je m'égare. Le temps de trouver un espace tranquille (et éloigné de la vitrine car les Reflets continuent leur tintamarre), une jeune femme au physique étrange sans être disgracieux me rejoint. Le chien qui l'accompagne semble bien dressé, je ne m'en méfie pas plus que ça.

Monsieur Hollow je présume. Bonjour, je suis Fauve Rosenwald de Luna Bianca. Enchantée.

Cette femme semble bien jeune pour tenir sa propre échoppe mais je serais bien mal placé pour juger, ayant obtenu de lourdes responsabilités à seulement 10 ans (c'était assez commun à l'époque). Elle m'apparaît sympathique alors je souris, désignant un siège pour qu'elle prenne place, veillant à ne pas déranger son chien car il ne semble pas un simple animal de compagnie.

C'est un plaisir de faire votre connaissance, installez-vous donc. Vous êtes donc la fondatrice de cette boutique d'objets bénéfiques ? Cela doit être un travail ardu d'entretenir un commerce.

 


Au premier abord, cette jeune femme semble -quoique posée- très ouverte et agréable, peut-être est-ce son ton ou son jeune âge qui me mettent en confiance alors même que de mieilleuses paroles et un joli minois m'ont déjà mené à ma perte. Mais ce n'est pas comme si les choses étaient similaires ou que l'on pouvait encore me priver de quoi que ce soit. Tandis que son chien prend place tout naturellement, nous entamons la conversation.

Oui j’en suis la créatrice et la gérante. Je propose de nombreux services comme vous avez pu le voir. La tâche n’est pas si ardue cher Monsieur, elle me permet surtout de me focaliser sur quelque chose et ainsi, j’oublie le reste, ce qui est dérangeant. Et puis bon, les revenus de ma boutique m’aide à financer mes études d’Arts.

Oublier ce qui est dérangeant ? Voilà bien une phrase qui doit résonner chez beaucoup d'habitants, à n'en point douter. Personne ne lui donnera tort de vouloir fuir en avant. Quant à ses études d'art, c'est une belle occupation (si on peut appeler les études comme ça), je me demande dans quel domaine elle préfère passer du temps. Peut-être dans les arts picturaux, ou bien la photo. S'ils proposent des cours du soir, il est possible que je jette un coup d'oeil, il me semble que je n'étais pas le plus mauvais dans mon jeune temps et puisque j'en ai trop à perdre, l'employer dans quelque chose de manuel ne serait pas une mauvaise idée.

Mlle Rosenwald sort un petit sac, il est vrai que nous sommes là pour affaires, il me semble que je l'avais oublié un instant. Un bracelet aux couleurs chaudes glisse dans sa main et elle me le présente en en expliquant les caractéristiques. Dans les reflets fauve, je retrouve un peu de mes couleurs passées, un clin d'oeil involontaire qui a le mérite de donner plus de profondeur à son discours, comme si les astres ou une autre force était à l'œuvre. Me mettrais-je à y croire ? En tout cas, c'est un très bel ouvrage et je le prend délicatement pour l'examiner, détaillant les motifs sur la surface polie, réfléchissant à ces propriétés que la demoiselle me vend.

C'est un bijou superbe et je vous crois lorsque vous dites qu'il a des facultés protectrices. Nous le saurons bien assez tôt. Merci beaucoup pour votre temps et votre savoir-faire, je le prends sans discussion.

Le contact froid sur ma peau a quelque chose de revigorant, une partie de moi espère sincèrement qu'un simple assortiment de pierres taillées va m'apporter la paix ? Je deviens de plus en plus stupide, ou peut-être l'étais-je déjà depuis longtemps. Pas autant que la masse bruyante au dehors, certes, mais tout de même.

C'est sincèrement du très bel ouvrage. Comment en connaissez-vous autant sur les pierres et protections ? Auriez-vous un passé de druide ? Vous n'êtes pas obligée de répondre si cela vous gêne, mademoiselle. Je suis simplement curieux d'une femme aux talents si particuliers.

 


Sans doute une approche aussi directe a quelque chose de peu délicat, voire même de vulgaire, je me rends compte immédiatement que ma curiosité peut être mal interprétée. Nous avons tous tant à cacher qu'il serait judicieux d'apprendre à ne pas remuer la boue. Cette jeune femme semble se tendre, perdue dans ses pensées et tendant la main vers son chien pour chercher du réconfort. Une corde plus que sensible donc, et je ne faisais que plaisanter sur d'éventuelles racines druidiques. Bien joué, Richard, il fut un temps où tu étais plus délicat. Ou peut-être entouré de gens qui savaient mieux cacher leurs émotions.

Mon passé n'est pas si plaisant... J'aurais bien aimé mais, là vie en avait décidé autrement. Je me suis naturellement intéressée aux bienfaits des pierres et de la Wicca en arrivant ici alors que je venais de mourir dans mon ancienne vie... Vous savez, mourir à 23 ans sans rien avoir connu de la vie, c'est un peu compliqué et les regrets sont là quand on se réincarne... J'ai perdu quelques années en intégrant cette enveloppe charnelle mais, l'amertume est toujours présente, ancrée dans ma chair. J'ai saisi la chance d'apprendre davantage de choses à mon réveil !

23 ans, c'est déjà tout une vie pour certains mais sans doute cette demoiselle vient-elle de moins...loin. Qu'en sais-je au fond ? Si elle ne me dit rien de trop précis, Miss Rosenwald se confie sur son amertume d'avoir quitté le monde des vivants (momentanément) trop tôt ainsi que sur son goût pour l'esothérisme et ce que je suppose être à l'origine de ce bijou protecteur. Jusqu'à quel point les erreurs de notre passé nous influencent-elles ici ? En tout cas, elle a choisi de se tourner vers l'avenir et de se consacrer à ses passions, c'est une magnifique façon de penser et je le lui fais remarquer avant de contempler de nouveau le bracelet qu'elle a confectionné.

Je ne me permettrais pas de dire que c'est pour le mieux mais au moins ce nouveau départ vous a permis de vous impliquer dans une activité qui vous réussit. Ce bijou est superbe et je sens qu'il pourrait bien m'apaiser un peu. Les carreaux d'arbalète ne sont plus légions mais je vais tout de même éviter de tester de trop près cette protection.

Une tentative d'humour non dénuée de vérité, puisqu'elle m'a parlé si ouvertement d'elle-même, il faut bien que je lui rende la pareille et c'est d'ailleurs dans ce sens que glisse la conversation. Une oreille attentive ? Sans doute n'en ais-je pas besoin, je me plains déjà suffisamment autour de moi et cette femme a bien d'autres choses à gérer que mes jérémiades. Cependant, je ne vais pas non plus garder un silence trop épais car ce serait injuste vis à vis d'elle. Il me faut donc peser mes mots un moment avant de hocher la tête avec un sourire.

Oui, je m'en souviens bien. Je suis un vieillard par rapport à vous, un vieil homme de 33 ans... Sans doute ais-je quelques regrets, comme tout le monde mais j'espère parvenir comme vous à tirer le meilleur de cette nouvelle existence. Mon but premier sera de mieux m'entourer, de ne choisir à mes côtés que des personnes de confiance et...sans doute devrais-je être un bon ami moi-aussi.

Oh, je ne pensais pas dire cela à voix haute...cela fait sens cependant. Trouver un équilibre ne sera pas facile mais j'ai, semble t-il, tout le temps du monde. Alors que la rue continue d'être animée, je me rend compte que nous n'avons rien à boire et que c'est une honte. Il est grand temps de commander ou de nous séparer, c'est au choix.

 

Cette soudaine vague d'honnêteté a quelque chose de libérateur mais d'un peu épuisant, comme lorsqu'un barrage se brise pour laisser passer des flots et des flots d'eau retenue avec difficulté. Sans doute se dévoiler ainsi pourrait marquer le début d'une belle amitié, je l'espère néanmoins car cette jeune femme pourrait bien égayer un peu mon quotidien ou du moins l'adoucir. Si tant est que je puisse lui rendre la pareille, il n'est pas question de prendre sans donner. Sans vraiment y penser, je joue avec le cordon du bracelet en regardant le chien si docile de Mlle Rosenwald, il semble extrêmement bien dressé mais aussi prévenant. Pas que je veuille adopter pareil animal, je ne saurais pas m'en occuper ni même lui donner un nom mais je reconnais que certains peuvent avoir un caractère apaisant, surtout dans les heures sombres.

- Si vous voulez, on peut être ami vous et moi. Deux âmes qui ont perdu leurs vies de manière douloureuse et qui se soutiennent dans ce nouveau monde... Je n'ai pas beaucoup d'amis mais, je suppose que cela ne fait pas assez longtemps que je suis ici. Il faut laisser le temps faire son œuvre comme on le dit. Et puis, trente trois ans, je ne trouve pas cela vieux. Juste dix années nous ont séparé si je peux dire cela. Je ne sais pas quelle est votre trame temporelle, ici à Mirapolis, on est tous logés à la même enseigne. Une seconde chance nous a été offerte, profitons-en.

Une seconde chance... Des paroles bien sages et qui me tirent un réel sourire, nos pensées semblent concorder. Soyons amis alors, ce sera un honneur et un plaisir, je le sens. Avec un hochement de tête, je lève la main pour signer ce pacte, une façon bien solennel de dire que j'ai très envie de devenir son ami, peut-être pas confident mais une personne assez proche pour passer de bons moments. Quelque chose de simple, de doux peut-être, enfin d'apaisant et de nourrissant pour tous les deux. Oui...à m'entendre penser ainsi, je me rend bien compte que le breuvage des Indes me manque fortement, je n'ai pas absorbé assez de thé pour étouffer ces réflexions sans queue ni tête.

Fauve fait remarquer fort justement que le bruit est loin de se calmer au dehors, la foule semble moins peuplée mais toujours aussi agitée, cela ne présage rien de bon. Sans crier gare, un objet lourd vient s'écraser dans la vitrine, faisant voler en éclats le verre qui tinte en déchirant nos tympans dans une pluie cristalline. Par instinct plus que par réelle réflexion, je me lève et repousse la demoiselle derrière moi en regrettant que ce monde ne préconise pas le port d'épée ou même de dague. Pas que je sache m'en servir à merveille (je n'ai pas dit ça) mais même mal maniée, une arme reste dangereuse. Quelque soit ce qui agite les Reflets, il y a visiblement un mouvement de foule et ces derniers mois ont déjà été marqués de trop d'incidents, à ce que j'ai cru comprendre.

Vous n'avez rien, ça va ? Nous ferions mieux de reculer et de nous éloigner. Je n'habite pas très loin si besoin, il serait bon de se mettre à l'abri.

Même en admettant qu'il ne s'agisse que d'un malentendu, la prudence est de mise. Je ne constitue pas un excellent chevalier pour la protéger mais malgré les soucis habituels avec mon corps, j'ai tout de même appris à me battre il y a longtemps.