[HOT] U can't touch this

Les mains encore humides après les avoir soigneusement lavées, je pars me changer dans les vestiaires de la clinique en massant ma nuque douloureuse. Je n'ai pas arrêté de courir depuis ce matin et je commence à sentir la fatigue s'infiltrer dans tous mes muscles. Toutes les journées ne sont pas comme ça mais il faut croire que même dans une petite ville, on peut se retrouver à gérer plusieurs patients en même temps, tous en train de vomir ou de se plaindre à corps et à cris. Je suis vidée mais je n'ai pas envie de retourner chez moi, pas tout de suite.

Si vous me cherchez, je suis partie me cacher dans un terrier de lapin ou quelque chose de ce genre.

Le contact du chemisier sur ma peau me réconforte un peu, ça fait du bien de quitter la blouse, de se déconnecter. Pensivement, je songe qu'une amie devrait me rendre visite dans quelques jours. Enfin, quand je dis "rendre visite", c'est que je lui prête ma cuisine pour qu'elle puisse laisser s'exprimer son tempérament créatif. Avec ses cheveux roux et sa bouille encore un peu ronde, je me suis prise d'affection pour Maëllis presque immédiatement et il faut dire qu'elle est plutôt agréable. On partage de bons moments et si j'ai bien compris que ses débuts ici avaient été complexes, elle semble s'épanouir dans son métier. Il me semble aussi qu'elle dessine, il faudrait que je lui demande la permission de voir quelques unes de ses oeuvres.

Je sors de la clinique en finissant de ranger mes affaires dans mon sac à main, me demandant si je n'irais pas prendre un verre au bar sur la grande place. Ca fait un moment que je n'y suis pas allée et l'ambiance peut parfois y être très sympa, j'aime bien écouter les conversations, reconnaître un visage. Il m'est arrivé de croiser le charpentier qui a fêté sa pendaison de crémaillère dernièrement, il a un côté nordique et jovial qui invite à s'amuser. Simple mais ouvert, j'aime assez sa façon d'être amical sans complexe.

Ouf, le bar n'est pas blindé, j'ai de la chance. Sans attendre, je m'installe en saluant la personne qui officie ce soir pour verser liqueurs et bières à ceux qui le demandent. J'espère croiser une personne familière mais si ce n'est pas possible, me détendre un peu sera déjà formidable.

Une bière à la cerise, s'il vous plait.

Le temps que l’on m’apporte ma boisson, je détends les muscles de mes épaules et de ma nuque en espérant ne pas avoir l’air trop exténuée. Le but n’est pas de donner l’impression que je suis une pocharde ou quelque chose de ce genre. Mon esprit ne cesse de revenir aux évènements de la journée, les patients vus, les dossiers à remplir, il faut que je trouve le mode off si je veux pouvoir me détendre.

Madame, je vous salue bien bas.

Cette voix m’est familière et avant même de me retourner pour lui faire face, je souris déjà à Alessandro qui me fait l’effet qu’un rayon de soleil entre des nuages gris. Ce n’est totalement explicable mais je suis tout simplement heureuse de le voir et je me redresse légèrement en sentant un regain d’énergie.

Bonsoir Alessandro, c’est un plaisir de vous voir.

D’un geste, je l’invite à s’asseoir près de moi s’il en a envie, le détaillant légèrement en songeant qu’il est plus couvert que la dernière fois. Le temps s’est rafraîchi et je me demande s’il continue de se promener sur la plage comme lors de notre rencontre. Probablement que non, ce n’est plus un temps à glisser ses pieds dans le sable en regardant le va et vient de la mer.

Je bois une gorgée de bière en le regardant, me remémorant la dernière fois que nous nous sommes vus et les paroles échangées. Je suis toujours aussi curieuse de savoir qui il fut mais l’homme qu’il est aujourd’hui est tout aussi intéressant. Je ne me demande pas vraiment quelle image je donne, assise seule devant mon verre car ça n’a pas vraiment d’importance.

Je suis venue visiter votre parc comme vous me l’aviez conseillé. On m’a dit que vous étiez occupé avec un jeune homme ce jour-là alors je n’ai pas voulu vous déranger. Mais c’est un endroit superbe, vraiment.

En me promenant dans les allées, j’ai pu me rendre compte de l’attachement sincère que M. Thelxinoé porte à ses pensionnaires, les cages sont immenses, chacune remplie de végétation et il se dégage de l’endroit une beauté particulière, comme une invitation au voyage. Je crois bien avoir passé ma journée à déambuler dans les allées, à aller à droite et à gauche en écoutant distraitement les exclamations excitées des enfants. Et encore, j’ai l’impression en un jour de ne pas avoir pu tout voir. Il faudra que j’y retourne.

Vous avez su créer un petit monde de merveilles. Si on y ajoute votre Aquarium, vous êtes le dieu de votre petit univers et il est magnifique.

Comme je pouvais m’y attendre, ce cher M. Thelxinoé me présente ses excuses les plus élégantes pour ne pas avoir été présent lors de ma visite, comme si j’allais lui en vouloir ou y accorder une réelle importance. Il devait probablement être très occupé à travailler avec ce jeune homme, peut-être un nouveau soigneur ou que sais-je. J’esquisse un sourire en entendant sa commande, je m’attendais à ce qu’il demande un espresso comme dans l’une de ces publicités qui entrecoupent les films du soir. Il n’a pas tort, prendre une boisson chaude lui fera plus de bien que de l’alcool. Stupide infirmière que je suis d’avoir pris un vasoconstricteur alors qu’il fait si frais. Quoique je n’ai pas froid, d’autant moins maintenant que je ne suis plus seule. C’est amusant comme la présence humaine m’apaise, je crois que tout ce temps entourée de ménades m’a rendue la solitude plus difficile. Ce qui me fait penser que je devrais prendre des nouvelles de Hélios, l’inviter à déjeuner ou quelque chose dans le genre.

J'ai tenté de faire rêver et de faire comprendre plutôt que d'emprisonner même si... quelque part ils ne peuvent tout de même être libres.

A la mention de son parc, Alessandro sourit en gardant toujours au fond des yeux cette petite lueur songeuse qui, je commence à le croire, le caractérise. Mais comment faites-vous, monsieur, pour être à la fois présent et à mille lieux (ou années) d’ici ? Je comprends qu’il soit attristé par la captivité de ses pensionnaires, l’Homme a cherché à dompter et enfermer l’animal depuis la nuit des temps mais cela ne veut pas dire qu’ils le font tous par cruauté. Pour ma part, entre le plaisir des yeux et la tristesse de les voir derrière une vitre, je crains d’avoir fait un choix égoïste. Cependant, comme je l’ai déjà dit, le parc de Mirapolis possède un directeur qui semble prendre très à cœur les besoins de toutes les espèces. C’est déjà ça.

Vous sembliez bien solitaire ce soir, tout va bien ?

Hum, on ne peut rien lui cacher… Je rougis sans doute légèrement en écartant les doigts de ma bière, me grattant brièvement le sourcil avec un sourire devant son intérêt. Il est vraiment charmant. Mais ça me confirme aussi que je devais donner un drôle de spectacle, assise seule devant ma boisson après une longue journée de travail. Je fais un geste de la main pour dire que ce n’est rien pendant que le barman apporte les commandes de-ci, de-là.

C’est gentil de vous inquiéter mais tout va bien. J’ai simplement eu une journée assez intense entre les blessés, les patients mécontents. Heureusement, je peux compter sur mes collègues même si j’ai récemment croisé un chirurgien légèrement…particulier.

Pour ne pas dire totalement flippant si je reste sur ma première impression. Mais je n’ai pas l’intention de dire du mal du Dr. Lazaridis, il est sans doute excellent dans son domaine et si j’avais été plus attentive, il n’aurait sans doute pas pu s’approcher autant sans que je m’en aperçoive. Le pauvre a dû me prendre pour la dernière des godiches à perdre ainsi un stylo. Tant pis. Que l’on me pense légèrement stupide n’est pas un problème, ça permet de mieux surprendre ensuite.

Mais j’y pense, en tant que directeur d’un gigantesque parc ET d’un aquarium, vos journées doivent aussi être exténuantes.

Je ne m’imagine pas devoir surveiller et assurer le bien-être d’autant d’êtres vivants, poissons ou bêtes sauvages. Surtout que chaque espèce doit demander des soins particuliers, sans parler de la gestion du zoo, des ressources, de la publicité… Non, je n’ai pas à me plaindre d’être un engrenage dans une machine bien huilée quand lui doit jouer les horlogers et orfèvres.

Et vous alors, que faites-vous ici ? Je ne m’en plains pas, au contraire. Envie de fuir le mauvais temps ou juste d’être dans un lieu animé ?

Même si je ne souhaitais pas inquiéter Alessandro en parlant de mon collègue, il prend immédiatement l’histoire très au sérieux et je ne peux que le rassurer avec un geste de la main, souriant pour montrer que ce n’est rien de grave, ce qui est vrai. Néanmoins, j’apprécie l’attention et le côté chevaleresque de mon ami qui, s’il peut paraître un peu vieux jeu, est tout à fait à son honneur.

Non, non, pas d’inquiétude, il n’y a rien de grave. Il a un côté un peu distant et il se déplace sans bruit, comme une anguille.

Pauvre Sören, je le moque sans aucune gêne, mimant un animal ondulant avec un air légèrement méchant avant de rire pour dédramatiser. Je n’ai pas peur des gens qui vivent ici, Reflets ou réels, divins ou humains. Au fond, nous sommes tous dans la même galère et pour l’heure, je n’ai pas l’impression d’avoir croisé quelqu’un avec de réelles mauvaises intentions. Alessandro parle des habitants, des mirages devrais-je dire, qui peuplent Mirapolis et qui peuvent donner froid dans le dos. Tant de bizarreries dans un si petit endroit… Je finis ma bière en réfléchissant à toutes les découvertes qu’impliquent cette nouvelle vie : les langues, la technologie, les plats, les coutumes et expressions… Alessandro aussi semble songeur et il déguste son chocolat chaud avant de faire signe au serveur. L’instant d’après, une nouvelle bière est déposée devant moi et je hausse un sourcil surpris devant cette délicate attention. Heureusement pour moi, j’ai un long passé avec l’alcool et je viens d’un monde où le vin était bien plus fort alors je peux consommer plus d’une bière sans problème.

Si nous nous installions à une table ? Nous serions peut-être plus à l'aise ?

Bonne idée, je le suis jusqu’à une banquette, nous serons plus au calme pour continuer à discuter car j’ai bien envie de continuer notre discussion. La présence du directeur a pour effet une chaleur plus douce et plus durable qu’une boisson alors j’en profite fort égoïstement. Il m’explique avoir voulu fuir le froid et la pluie et que ce genre de considérations lui importait peu à une époque. Je dissimule ma curiosité dans mon verre même si je brûle toujours d’en savoir plus sur lui. Son air contrit me fait rire, je crois que c’est la première fois que je le vois tirer une tête pareille, il semble toujours si calme et maître de lui-même. J’avoue que parfois, j’aimerais bien avoir la même qualité. J’ai beau avoir été presque reine dans mon ancienne existence, je ne crois pas avoir un jour pu exprimer de la majesté et de l’autorité, sauf auprès de mes enfants mais c’est particulier.

Qui eut cru qu’en fréquentant des poissons, vous en oublieriez que l’eau, ça mouille ?

Maintenant que nous sommes installés dans notre coin et que j’ai pu souffler un peu, je me sens plus détendue et la fatigue du travail s’éloigne, c’est agréable. Je ne peux pas vraiment m’en plaindre de mes journées mais il est vrai que se vider la tête régulièrement est essentiel. J’étends brièvement mes jambes sous la table, appréciant de pouvoir chasser au loin les éventuelles tensions du boulot, c’est fou comme de se poser avec un ami peut changer une atmosphère, j’ai l’impression que la grisaille est partie tout à coup.

En parlant de courses, vous me rappelez fort justement que je dois acheter de quoi aider Maëllis à faire un gâteau… Je ne suis pas sûre que vous la connaissiez, elle travaille au Starbucks quoiqu’il me semble qu’elle a quitté son poste… Enfin bref, si vous voulez une part, n’hésitez pas, elle en fait toujours trop pour deux.

Hum…je blablate un peu trop rapidement, c’est un chouia ridicule. Je dois avouer ressentir en cet instant une sensation de légèreté qui me donne envie de discuter joyeusement. Après tout, la journée s’achève, je suis dans un endroit chaud et agréable avec un ami, il n’y a pas de raison d’être malheureux. Ma main se pose sur le bras d’Alessandro pour le remercier d’être là, de ne pas avoir fait semblant de ne pas me connaître pour pouvoir être tranquille tout seul.

Je suis contente que vous soyez là, Alessandro, vraiment. Regarder les vagues est moins amusant sans vous.

Ce n’est pas une déclaration, je dis ça avec le sourire et un léger haussement d’épaules, c’est vrai que de retourner sur le sable n’avait pas la même saveur après notre rencontre. Je l’avoue sans honte, il est arrivé qu’il me manque, c’est un homme particulier et sa compagnie est agréable.

Avec surprise, j’apprends qu’Alessandro connait ma petite protégée et je me dis que ça n’a, au fond, rien de bien choquant dans une si petite ville. Elle va donc travailler pour lui ? C’est une bonne nouvelle, j’espère qu’elle se plaira là-bas, je suis sûre qu’elle sera très mignonne avec l’uniforme du parc et qu’elle pourra s’épanouir au milieu des bêtes. J’ai parfois l’impression qu’elle apprécie plus la compagnie des animaux que celle des humains, peut-être qu’elle a eu des soucis dans son ancienne vie. Elle n’en parle jamais qu’à demi-mots mais j’ai cru comprendre que, malgré son jeune âge, elle avait déjà traversé des chagrins.

Prenez bien soin d’elle, hum ? Je la considère comme ma fille.

Ce qui est tout à fait vrai, je vois la demoiselle comme une enfant de cœur, non de mon sang mais bien de ma famille. On me reprochera sans doute d’adopter un peu trop facilement ceux qui croisent ma route mais au fond, qui peut me reprocher d’offrir un peu de chaleur à ceux qui sont perdus dans ce monde étrange ? J’adore cette jeune fille, tout comme j’adore Hélios même si ce n’est pas le même genre. En vérité, je crois n’avoir pas encore rencontré de personne que je n’aime pas ou du moins, que je déteste. En cet instant plus qu’en tout autre, je me rends compte de combien j’ai besoin de donner de l’amour, comme si mon cœur était bien trop grand. Est-ce par culpabilité parce que je n’ai pas su aider mes frères et sœurs ? Parce que je fus reine d’un peuple coloré aux mœurs légères ? Parce que je cherche désespérément à combler le vide laissé par mes enfants ? On s’en fiche ! J’aime les gens et c’est le plus important.

Si vous voulez nous pourrons encore y aller ensemble, je sais parfois me libérer et je n'hésiterai pas pour une compagne aussi charmante .

Mon visage s’illumine comme un soleil et je rougis par ailleurs sans pouvoir m’en empêcher (je sens mes joues chauffer). Il est vraiment, vraiment beaucoup trop charmant pour être vrai ! Il propose réellement de retourner à la plage avec moi ? Lui qui est si occupé… Je suis à la fois gênée, flattée et aussi étrangement légère. Je ne peux pas mettre ça uniquement sur le compte de la fatigue et je n’ai clairement pas assez bu pour être grise. A moins que je n’aie perdu en endurance en changeant de monde. Pour le moment, ça ne m’inquiète pas plus que ça.

Vous êtes vraiment adorable…c’est trop d’honneur.

Etrange symptôme de mon enthousiasme, j’ai l’impression de voir le sol du bar verdir comme un gazon poussant à toute vitesse et il est clair que je n’ai plus le sens des proportions car la table m’apparaît trop grande. A moins qu’elle ne soit trop petite. Ça change si vite. Prise de vertige, je me masse les paupières avec un soupir, essayant de chasser l’illusion d’optique. Mais non, j’ai beau fermer les yeux et les rouvrir, le décor continue de changer et de se colorer. Si je dis à Alessandro que le barman a une tête de poisson, il va me prendre pour une folle.

Désolée, j’aurais dû suivre votre exemple et prendre un chocolat chaud, je n’ai plus les yeux en face des trous.

Toute cette situation me fait rire, même l’expression que je viens d’employer me semble biscornue et manquer de sens. Est-il réellement possible d’avoir les yeux décalés par rapport aux orbites ? Mais alors, où iraient-ils ? Se cacheraient-ils sous la peau ? Je ris toute seule, c’est affligeant, pauvre Alessandro. Mi-rieuse, mi-gênée, je m’écarte légèrement en essayant de respirer profondément sans y parvenir réellement. Les mots sortent de ma bouche en flot comme une rivière que je ne pourrais stopper.

Vous allez me prendre pour une poivrote et pourtant, je vous assure que je tenais bien l’alcool. Il faut croire que les temps changent, je n’ai aucune idée de pourquoi je vois des champignons ici et pourtant… Oh mince, moi qui étais ravie de vous revoir, je dois être moins charmante en ce moment. Vous, vous êtes toujours si élégant et attirant...non, agréable…on a envie d’être à la hauteur.

Dans la vapeur bleutée de mon esprit persiste une minuscule voix qui me crie de me taire et de me ressaisir, elle doit dire quelque chose de juste puisque c’est la voix de la Raison mais pour le moment, je suis incapable d’appliquer ses conseils. Je n’y vois plus clair, je ne pense plus clair et il est certain que je vais regretter cet épisode dans peu de temps. Pour l’heure, ma tête est un ballon.

Ma capacité de concentration a clairement baissé avec toute cette fatigue mais étrangement, je reste très attentive à chaque mot d’Alessandro. Il dit avoir connu ma petite Maëllis dans l’autre vie et ça ne fait qu’attiser ma curiosité. C’est vrai ? Mais alors, ils viendraient de la même époque ou de la même œuvre ? Comme c’est excitant. J’ouvre de grands yeux surpris et me redresse en le regardant pour en savoir plus, je suis impatiente d’en apprendre plus sur lui, sur elle, sur eux et quel était leur lien, leur monde. Il faut qu’il m’en dise plus, beaucoup plus, je veux tout savoir. Par ailleurs, ça me rassure beaucoup de savoir que cette jeune fille n’est pas seule dans ce monde, qu’elle a quelqu’un qu’elle connaît déjà sur qui compter. J’espère sincèrement qu’elle est heureuse ici, ne serait-ce qu’un peu et s’il y a une personne en qui j’ai confiance pour aider les autres et les rassurer à sa façon, c’est bien Alessandro. La preuve, il semble se rendre compte que je…flotte un peu et il pose une main sur mon bras avec un air concerné qui me donne envie de sourire un peu plus.

Mademoiselle Evohé ? Arwen ? Est-ce que vous vous sentez bien ?

Est-ce qu’il a toujours eu les yeux si bleus ou n’avais-je jamais remarqué ? A moins que je ne sois réellement dans un état second, ce qui expliquerait que la couleur me semble si riche, comme une mer changeante sous le soleil. Je hoche la tête en caressant sa main, ressentant brusquement l’envie (ou le besoin) de me laisser aller contre lui, juste poser ma tête sur son épaule en fermant brièvement les yeux. Je crois qu’en d’autres circonstances, j’éviterais de me montrer si familière mais j’ai très envie de le toucher, sans aucune arrière-pensée (quoique), de le sentir d’un peu plus près.

Pas vraiment. Enfin si, je crois. Du moins, avec vous, ça va mieux. Vous sentez bon…

Je me serre un peu plus contre lui en humant son léger parfum d’eau de mer et de fourrage comme se doit de sentir le directeur d’un parc et d’un aquarium. Mélangé à cela, des odeurs plus personnelles, toutes agréables. Alessandro me rassure, me dit qu’il ne changera pas d’avis sur moi malgré mon comportement étrange et je souris en me rendant compte de combien sa gentillesse me touche. J’ai rencontré beaucoup de gens depuis mon arrivée ici mais aucun n’avait son élégance, sa douceur, son charme discret et détaché comme s’il jouait les modestes. Ma main joue avec la sienne sans que je m’en rende vraiment compte, j’y attache pourtant plus d’importance et d’attention que le sol couvert de gazon, les chevaux de bois qui flottent au-dessus du bar ou les champignons géants qui nous entourent.

Vous êtes un homme à part…Dites m’en plus sur vous ! Sur Maëllis aussi ! Vous étiez amis ? Amants ?

Cette dernière idée me fait un peu grimacer car Maëllis est bien plus jeune que le directeur et j’aurais dû mal à les imaginer ensemble, partageant des gestes intimes. Peut-être que je me trompe totalement, qu’ils n’étaient qu’amis, à moins que leur relation d’autrefois soit plus complexe. En tout cas, j’ai terriblement envie de savoir, de tout découvrir sur l’homme contre lequel je me réchauffe et qui m’apaise en même temps qu’il me trouble. Je peux l’avouer sans honte, il n’y a pas que de l’innocence dans ma façon de rester près de lui, de profiter de son contact. Le moment est si agréable que je n’ai pas envie de réfléchir, de me soucier de quoi que ce soit. Le ballon qui me sert de cerveau s’envole au loin, aux Enfers la raison et les doutes.

J’ai passé tellement de temps à imaginer qui vous étiez…probablement quelqu’un de grand.

Quelqu’un de superbe, peut-être même de royal. Je l’ai tour à tour figuré prince charmant, marin aventureux, Ulysse perdu, chevalier, souverain, tant d’identités possibles pour un seul homme mais quel homme ! J’ai autrefois aimé un être aux mille visages, fou, dieu, homme, bête, conquérant, fêtard…Il est si loin et je suis seule, que l’on me pardonne de céder à ce corps de chair qui n’a jamais cessé de ressentir. Je pose une main sur la joue d’Alessandro pour lui faire tourner la tête vers moi et cueille ses lèvres pour l’embrasser, me rendant compte en l’exécutant de combien je rêvais de ce geste.

Le clairvoyant Alessandro devine sans mal qu’il « me plaît » et même si on ne peut pas dire que mon comportement soit très subtil, je ne peux m’empêcher de me mordre légèrement la lèvre avec gêne. Au fond de moi, il y a cette honte alors que je ne fais rien de mal. On ne peut pas dire que je me montre indécente ou que je franchisse des limites alors pourquoi devrais-je me sentir coupable. Contre cet homme, je me sens un peu moins vide et seule, il a cette façon bien à lui de communiquer de la chaleur, ce n’est pas un feu mais plutôt cette sensation rassurante que procure la lumière dans une pièce sombre.

Pas vraiment amants non, elle était de ma famille. La fille d'un de mes fils.

La nouvelle a de quoi surprendre et je ris en l’imaginant en compagnie de la demoiselle l’appelant Papy. Cet homme doit avoir quelques siècles pour sembler si jeune tout en ayant une descendante adulte. Il me demande si j’ai moi-même des enfants et tous les champignons du monde ne peuvent m’empêcher de sentir une douleur dans mes entrailles, le froid glacé qu’ont laissé mes fils, les bébés que j’ai porté en moi et qui ne sont plus.

Alors vous êtes grand-père… Vous comprenez donc ce que ça fait, d’être parent un matin et le lendemain, plus rien. J’ai eu des enfants oui, beaucoup. Il me manque…Je suis heureuse qu’au moins, vous ayez retrouvé votre petite-fille.

C’est sincère, aucune jalousie ou mesquinerie dans ma voix car je serais bien incapable de lui en vouloir. Je l’envie mais savoir qu’il n’est pas seul au monde est plus important. Il y a tant de choses que je ne sais pas encore mais c’est décidément un homme mystérieux et bon, je lui souhaite de tout cœur d’avoir au moins une personne à ses côtés. De mon côté, je me crée une famille de toutes pièces pour compenser ce que j’ai perdu et qui, j’en ai conscience, ne reviendra sans doute jamais. Mes enfants, mon époux… et même s’ils apparaissaient dans ce monde, me reconnaîtraient-ils ? Peut-être traceraient-ils leur propre route, sans la petite Ariane. Maintenant, je suis Arwen, du moins je crois que ça fait une différence, avec un homme qui me fait du bien. Raison pour laquelle je l’embrasse et j’apprécie le goût de ses lèvres, le chocolat qui persiste encore légèrement, son haleine chaude. En cet instant, je n’ai besoin de rien d’autre et je m’emplis de ces sensations.

Heureusement pour moi, Alessandro ne semble pas vouloir me repousser ou être rebuté par mes avances. Même en prenant en compte ses manières de gentleman, il ne laisse paraître aucun dégoût, au contraire. Lorsqu’il propose de prendre l’air, je le suis avec plaisir, espérant qu’au dehors, les illusions colorées qui attirent mon œil disparaîtront mais il y a peu de chances. Fidèle à lui-même, mon compagnon de ce soir m’aide à enfiler mon manteau et je le suis sous le ciel lourd d’une journée qui s’achève. Mes tensions se sont envolées et je souris tranquillement en regardant le jeune homme près de moi.

N’oubliez pas vos courses, Sir. Vous savez mieux que moi sentir quand il va pleuvoir mais vous voulez marcher jusqu’à chez moi ?

Ais-je ou non envie qu’il se passe plus ? Est-ce que je suis consciente du sous-entendu potentiel dans ma proposition ? Je n’en suis pas sûre mais ce que je sais, c’est que je n’ai pas envie que ça s’arrête, que nous prenions des chemins différents pour continuer notre vie, du moins ce soir. Sans y penser, j’inspire profondément l’air frais en basculant la tête en arrière, songeuse.

Le vent souffle dans le bon sens, j’ai l’impression de sentir la mer jusqu’ici, comme si nous étions de nouveau sur le sable.

Combien de fois dans ma jeunesse ais-je maudit l’océan en songeant à mon frère enfermé ? Cela m’est passé avec le temps, j’ai compris plus tard que le vrai coupable mes malheurs de ma mère et d’Astérion n’était pas le dieu des eaux mais bien mon propre père à l’orgueil démesuré. Il n’empêche qu’il m’a fallu du temps pour apprécier l’onde, porteuse de malédiction ou amenant un héros vantard et volage. Mais peu importe mon passé, je m’amuse à rassembler les pièces du puzzle tout en ayant conscience qu’une partie de mon esprit est encore concentrée sur le baiser, une autre sur les moisissures brillantes qui ornent les rues. Je suis incapable de faire preuve d’une grande logique ou d’un fort esprit de déduction ce soir.

A notre première rencontre, je vous ai pris pour un marin ou un homme de la noblesse. Je sais aujourd’hui que vous avez une petite fille adulte et que vous avez des qualités de…j’allais dire de créateur mais disons que lorsque je vois votre aquarium, votre zoo, je pressens que vous aimez pouvoir contrôler les choses, créer. Auriez-vous été artisan à Venise ? Souverain d’une nation prospère ?

Sans doute me répondra-t-il encore par énigmes, ça ne retirera rien au plaisir de sa compagnie. Ma main effleure la sienne, caresse ses doigts en l’imaginant fabriquer des miniatures, piloter un navire, pianoter sur l’accoudoir d’un trône en or massif.

La nuit nous entoure malgré les réverbères et je ferme les yeux pour ressentir sur ma peau la fraîcheur d’une journée qui s’achève. J’aime le jour et l’astre brillant qui fut de mes ancêtres mais je trouve un charme particulier à la nuit, lorsque le ciel est une toile noire piquetée d’étoiles. S’étendre sur le sable dans les bras d’un homme et contempler l’immensité…

Le contraire aurait été surprenant, mon compagnon du soir s’amuse de mes suppositions, sans moquerie ni méchanceté, avec son charme taquin qui fait pétiller ses yeux. Bien sûr que c’est ridicule, peut-être que le faire rire était aussi le but. Mais à lancer des idées en l’air, je sais qu’il va avoir envie de me donner un petit indice, un petit élément à me mettre sous la dent et je ne suis pas déçue lorsqu’il déclare avec un sourire en coin :

Disons que je suis très ancien.

Indice important mais n’aidant pas du tout, il ne fait que confirmer mes soupçons sans ouvrir mon esprit à de nouvelles idées mais peu importe, cette ville est comme un bal où l’on avancerait masqué et il est probable qu’Alessandro s’amuse trop pour vouloir ôter son loup. Il lève nos doigts joints jusqu’à ses lèvres, déclenchant un frisson délicieux dans tout mon être alors que nous avançons sur une route de briques pourpres entre lesquelles percent des brins d’herbe. L’ensemble n’est que dans mon esprit, je ne le sais que trop bien mais disons que ça donne à la scène quelque chose de magique.

Madame je vais vous raccompagner, je ne peux imaginer qu'une si charmante demoiselle ne soit esseulée

C’est trop d’honneur que vous me faites, monsieur.

Jusqu’à quel point ne veut-il pas me laisser seule ? Jusqu’à quel point ais-je envie qu’il me tienne compagnie ? En cet instant, je dirais que mon esprit a aboli toute limite et que j’oscille entre désir violent de m’imprégner de sa chair et le souhait de profiter de cette douceur malicieuse entre nous. Un caprice, ce n’est sans doute qu’un caprice qui s’effacera au matin mais la nuit est encore jeune, l’aube et les regrets ne poindront pas avant des heures. Cet homme doit faire tourner plus d’une tête, je le sens, il est quasiment impossible que je sois la seule à avoir eu envie de l’embrasser, à ressentir quelque chose. Qui sait, peut-être pourra-t-il vivre une belle histoire d’amour dans ce monde clos. Retrouvera-t-il la personne qui partageait sa vie avant l’enlèvement ?
Je suis bizarre à lui souhaiter de retrouver son épouse alors même qu’une partie de moi se demande à quoi il ressemble nu.

J’espère que tu me pardonneras le désordre, je suis partie vite ce matin.

Le tutoiement glisse sur ma langue sans que j’y prête attention, il ne fera sûrement qu’un passage éclair dans ma bouche car il sonne étrange. Enfin…Vivre dans une petite ville a ses avantages puisqu’il ne faut pas longtemps pour rejoindre le petit portail de ma maison, la porte peinte derrière laquelle se cache mon univers. J’enfonce la clef et allume avant de m’effacer pour laisser entrer Alessandro. Discrètement, je balaye les lieux en espérant ne pas avoir laissé traîner de sous-vêtement mais non, tout va bien. En revanche, on ne peut pas dire que la cuisine soit tout à fait en ordre mais qu’importe. En bonne hôtesse, je débarrasse mon invité de sa veste avant d’embrasser son cou comme si de rien était, laissant retomber sur le sol mon propre manteau. Je me sens légèrement en dehors de moi-même, surprise de sentir mes mains glisser dans le dos du directeur pour rechercher sa chaleur, moi qui n’ai jamais été du genre à faire le premier pas. Qu’est-ce que je cherche au juste, aucune idée.

Pour une antiquité, vous êtes très séduisant.

Il me semble l’avoir traité d’antiquité mouvante à notre première rencontre, preuve que je n’avais pas totalement tort. Ma bouche, avide, parcourt sa peau mais je prends garde à ne pas laisser faire une nature trop sauvage, le temps est plus au baiser qu’à la morsure et je ne suis pas certaine d’avoir envie de quelque chose d’extrême.

La bouche et le sexe, la voracité et l’amour charnel…Depuis toujours et à jamais, il semble que les deux domaines soient liés, presque inséparables. Ce n’est pas pour rien que des expressions telles que « je vais te manger toute crue », « un amour dévorant », « caresser les miches » (et j’en passe des moins élégantes) font partie du vocabulaire amoureux. Après tout, manger est un acte tout aussi charnel, un appel du corps vers une chair ou une substance pour tenter de s’emplir, de se rassasier. Peut-être est-ce pour cela qu’il m’est arrivé de confondre passion et appétit, que j’ai dévoré sans y songer, que je goûte encore aujourd’hui la peau d’un homme comme avant de le croquer.

Mes lèvres s’imprègnent de la sensation d’Alessandro, chaque pore de son épiderme avant qu’il ne me retienne, juste au moment où un sursaut de raison me poussait à m’écarter bien que mes mains ne suivent pas le mouvement et mènent leur propre danse sous la chemise du directeur. Je me l’étais imaginé affuté, ciselé comme une statue antique mais c’est autre chose de le sentir sous mes doigts, de pouvoir tâter chaque centimètre de muscle ou d’os dur.

Je crois que vous êtes en train de vous perdre Arwen.

Il a raison, c’est sans doute vrai. Mais il y a une saveur étrange à titiller l’inconnu, à se sentir au bord du gouffre où flottent déjà pendules et commodes en bois. Il me propose de m’aider à me retrouver mais je vois dans ses prunelles bleues qu’il ne sera pas tant un garde-fou qu’un partenaire de voltige et je souris sans pouvoir m’en empêcher avant qu’il ne m’embrasse, capturant mon soupir entre ses lèvres entrouvertes alors que je m’abandonne à son étreinte. Sa main vient jouer avec l’arrondi de ma poitrine, faisant durcir la pointe presque instantanément. Lorsqu’il s’occupe de retirer mon haut, je l’aide et défait les boutons de sa chemise avec un soin méticuleux, dévoilant son torse nu où je n’aperçois aucun tatouage. La curiosité pousse mes doigts plus loin le long de ses hanches, défaisant la ceinture pour faire glisser le pantalon qui me semble fort inopportun sur le moment.

Tu es belle Arwen.

Son regard me fait rougir, il me fait effectivement me sentir belle et c’est une sensation très particulière que je ne pensais plus retrouver. Peu importe que sur sa peau semble couler des lumières de toutes les couleurs ou que les murs de ma demeure ne cessent de se mouvoir, grandissant et rapetissant au gré de leurs envies, je ne m’occupe que de l’homme qui me fait frissonner en ôtant mon soutien-gorge, dévoilant à l’air libre combien le désir est monté vite à son contact. Je ferme les yeux en le laissant titiller ma chair, glissant une main dans ses cheveux, une autre dans son dos et je murmure son prénom pour mieux le sentir rouler sur ma langue. Mais j'y pense...

Ariane…tu peux m’appeler Ariane…

J’ai envie d’entendre mon vrai nom dans sa bouche, comme si cela lui donnait accès à une autre femme, la princesse crétoise, la reine de Lemnos et non la simple infirmière trop sensible. Dans les bras d’Alessandro, la tête brouillée par trop de choses à la fois, j’ai envie de me mettre à nu, totalement, entièrement, sans songer à rien d’autre qu’au plaisir qu’il me donne et que je veux lui rendre.

Les mains d’Alessandro sur mon corps me semblent à la fois lointaines et bien présentes, je peux sentir chaque millimètre de sa chair sur la mienne déclencher de délicieux frissons qui me parcourent toute entière alors qu’il me met à nu dans tous les sens envisageables. Je n’ai même pas le temps de me demander si mes sous-vêtements sont bien adaptés à ce genre de fantaisie qu’une main habile et douce vient frôler les portes de mon intimité et je laisse échapper un son de surprise mêlé d’anticipation. Son mouvement est soigneusement calculé, juste assez lent pour faire monter en moi une vague d’impatience et il guide mes doigts sur sa masculinité que ni mes yeux ni mes autres sens ne pourraient plus ignorer. Si j’ai songé à lui comme étant un marin dans une autre vie, il me semble tâter du doigt le nœud de l’énigme : il n’a aucun mal à laisser tenir la barre. J’espère pouvoir le mener à bon port.

Mon prénom glisse sur ses lèvres avant qu’il ne les pose sur les miennes et je réponds à son baiser en traduisant toute la passion qu’il m’inspire, cet être étrange et sage rencontré sur une plage et qui n’a plus quitté mes pensées. Les gestes se font plus impérieux, ma main se fait plus possessive sur lui, sur cette chair, sur cet homme qui n’en est pas vraiment un. Comme une prémisse à la suite, ma langue franchit la barrière tendre pour explorer la caverne de sa bouche, titillant son appendice dans la chaleur de cet antre obscur. Dans le secret d’une demeure devenue jardin sous le coup d’une substance inconnue, nos corps se mêlent et s’épousent en une parfaite harmonie, emplissant de joie et mon cœur et mes membres jusqu’à l’extase. Au plus fort du trouble, je crie un nom qui n’a pas de sens mais qu’est-ce qu’un patronyme dans une rencontre si charnelle ?

****

Longtemps après la première étreinte, je me redresse sur un coude pour contempler l’homme à mes côtés, ses cheveux en bataille, la ligne ciselée de sa mâchoire. Je l’embrasse tendrement en caressant sa joue, lasse mais heureuse. Je ne trouve pas vraiment de mots pour exprimer ma pensée et me contente de me serrer contre son torse pour écouter battre son cœur, profitant de ce moment particulier avant que nous ne décidions de reprendre nos vies, sans gêne ni honte, avec un sourire complice.