Malice de matou

 A cette heure de la journée, la boutique est assez calme, je n’attends pas de clients hors de la fin de l’après-midi. Vous savez, ce moment particulier avant que la nuit ne tombe tout à fait où les parents emmènent leurs enfants choisir leur nouveau compagnon ou un couple qui désire adopter leur premier animal. La boutique se remplit alors d’exclamations attendries, d’interjections en tout genre, de gens qui se poussent pour prendre une photo. C’est bien pour ça qu’après le rush, je prends le temps de réconforter chacun des pensionnaires, de les rassurer car tout ce bruit et ce mouvement en perturbe plus d’un.

Assise à mon bureau, je laisse un python se lover sur mes épaules pour une petite sieste, il ne me dérange pas tant qu’il ne s’installe pas sur le clavier alors que je remplis les comptes de la journée. Demain, j’ai une journée chargée avec l’agence qui veut que je m’habille en fée pour poser dans les bois. Comme si le shooting dans l’aquarium n’avait pas été assez éprouvant…Au moins, cette fois, je n’aurai pas à retenir ma respiration, du moins je l’espère. L’idée de porter des ailes me semble étrange mais il faut avouer que mes connaissances en matière de créatures légendaires sont un peu datées. Les ailes que je connais sont de plumes et non translucides. Je regarde mes amis roulés en boule dans leur vitrine, endormis ou en train de manger. Ceux que j’ai protégés autrefois circulent maintenant dans les rues, du moins je le crois, à moins qu’ils n’aient pas été piégés. Ils me manquent, tous autant qu’ils sont. Mais comme je me le répète, ce nouveau départ doit me permettre de sortir de ma coquille, de quitter les frontières de mon ile pour aller à la rencontre de vrais humains.

De vrais humains, ici ? Plus facile à dire qu’à faire mais ça rend le défi encore plus intéressant. Je caresse pensivement les écailles du serpent en finissant de mettre à jour mon agenda. Je me demande si Hélios sera là demain, s’il doit lui-aussi jouer les fées au milieu des arbres. Nous nous entendons bien me semble, c’est mon impression. En tout cas, il est gentil et je m’amuse parfois à imaginer quelle bête somptueuse lui irait le mieux. Mais ça reste de l’ordre de l’imaginaire, que je le veuille ou non. Mais il est vrai qu’il semble parfois si triste que j’aimerais lui offrir la paix et l’oubli comme dans mon ancienne vie.

 A trop songer à mon collègue, j’en oublie le monde extérieur et je ne me rends pas compte tout de suite que la porte de l’animalerie s’est ouverte. La petite sonnette résonne dans le calme ambiant et je me redresse, petite demoiselle aux trop grands yeux encore arrondis par la surprise. J’ai été prise en flagrant délit de rêverie ? Peu importe, je détaille le nouveau venu en me demandant pour quel genre d’animal il peut bien venir. Avec son blouson de cuir et ses cheveux mi-longs, on pourrait le cataloguer « gros molosse ou serpent géant » mais j’ai appris que les hommes avaient bien des facettes et que les plus impressionnants au premier abord cachaient en eux les lapins les plus doux, les oiseaux les plus calmes.

Bienvenue, monsieur. Puis-je vous renseigner ?

Son regard va et vient dans la boutique, j’ai l’habitude d’être ignorée au profit des petits pensionnaires à fourrure ou à plumes, c’est loin de me déranger. Le visage du jeune homme ne m’est pas inconnu et instinctivement, je l’associe au monde de la nuit. C’est peut-être cliché mais c’est la pensée qui me vient en le voyant. Ça et qu’il y a en lui une petite étincelle étrange et malicieuse, d’où vient-il ? Est-ce qu’il a toujours été humain ? Ici, tous les êtres se ressemblent et il est difficile de déterminer qui est qui mais je pressens que ce client a quelque chose de particulier. Mais il me faudra attendre un peu pour déterminer l’animal en lui (on s’occupe comme on peut), pour l’heure, je dois répondre à ses éventuels besoins.

 Quel étrange client que celui-ci. Il ne m’adresse pas un regard, pas même un « bonjour » et contemple longuement l’un des serpents qui réagit à l’instinct, se sentant menacé par ce regard beaucoup trop fixe. Le pauvre reptile en oublie qu’une vitre le sépare de son adversaire et il se cogne violemment. Un gémissement de compassion m’échappe, le pauvre va être un peu sonné. Mais ça ne me dit pas ce que recherche ce jeune homme. Si c’est bien un serpent qu’il convoite, il faudra qu’il apprenne à bien le traiter car j’ai bien vu l’amusement dans son large sourire et je n’aime pas ça.

Il continue son tour, passant des êtres à écailles aux lapins qui l’ignorent tranquillement en continuant leurs activités. Il y a quelque chose de légèrement dérangeant à le voir fixer tous les pensionnaires comme s’il réfléchissait à comment les manger. Je passe de l’autre côté du comptoir, m’approchant de lui alors qu’il murmure avec un frisson d’horreur que cette boutique est une prison. Etrange choix de mots, il doit bien savoir où il se trouve, non ? A moins qu’il n’ait été animal, réellement, dans une autre vie et qu’il se reconnaisse dans l’un des habitants de ma petite boutique. Pendant un bref instant, je m’interroge, fut-il un de mes compagnons ? Je ne reconnais rien en lui mais c’est peut-être normal. Dans le doute, je prends mon sourire le plus poli en m’approchant.

Ce n’est pas une prison, je vous rassure. Nos pensionnaires sont très bien traités et ils attendent simplement de trouver une famille ou un propriétaire pour les adopter. Cherchez-vous un petit compagnon en particulier, monsieur ?

Même s’il me met légèrement mal à l’aise (je le sens non-humain mais sans parvenir à mettre le doigt sur quel animal il aurait pu être), je lui souris. Il dégage quelque chose de particulier et ça m’intrigue autant que ça m’inquiète. Est-ce qu’il compte vraiment prendre un animal de compagnie ou fait-il juste du lèche-vitrine ? Je n’arrive pas à me sortir de la tête l’image de lui en train d’avaler goulument des souris…

 Le surprenant nouveau venu semble enfin me remarquer et il émet entre ses dents un sifflement rauque qui me laisse à penser que ma brusque apparition lui a fait peur. Et bien comme ça, nous sommes deux à être un peu tendus mais voyons voir si je ne peux pas l’aider. Après tout, c’est mon travail.

Je vous prie de m'excuser, je ne vous avais pas vue

Je fais un léger signe pour montrer qu’il n’y a pas de mal, beaucoup de clients m’ignorent jusqu’à la dernière minute et je m’en accommode mais il est vrai que celui-ci me donne l’impression qu’il va faire une bêtise d’un moment à l’autre, comme un chat qui pousserait lentement un verre sur le bord d’une table en attendant le meilleur moment pour le faire tomber, de préférence en regardant son maître droit dans les yeux. En parlant de regard, celui du client est fixé sur moi, la tête légèrement penchée comme s’il réfléchissait intensément.

Je ne cherche personne en particulier, mais je suis bel et bien à la recherche de compagnons d'armes. Je viens demander de l'aide à certains des résidents de votre charmant établissement

Le grognement sourd qui s’échappe de sa gorge me fait fortement penser à un ronronnement, ce qui expliquerait beaucoup de choses chez notre jeune ami. Pendant un bref instant, je ressens l’envie de lui caresser la tête, de le gratter derrière les oreilles mais je peux encore me tromper et ce serait très très impoli. Je me contente donc d’opiner en faisant mine de ranger alentour, prenant un de ces jouets dont les chatons raffolent pour occuper mes mains et laisser au jeune homme le temps de s’exprimer plus clairement car, pour le moment, ses propos m’inquiètent. Je fronce les sourcils en l’entendant parler des animaux comme de potentiels soldats.

Des compagnons d’armes ? Nos pensionnaires ne sont à vendre pour des combats, monsieur. Si vous en adoptez un, vous devez vous engager à bien le traiter et je veillerai personnellement à ce que vous teniez parole, est-ce clair ?

Si j’ai conservé un ton poli et un sourire de façade, je laisse assez peu de doute sur mon sérieux quant au bien-être des animaux dont je m’occupe et je ne sais pas de quoi je serais capable si cet homme en blouson de cuir venait à faire souffrir l’un de mes bébés. Peut-être que j'ai agité l'objet que je tiens avec un peu de véhémence sous son nez pour appuyer la menace mais peu importe.

Il me semble que j’ai bien réussi à faire comprendre mon point de vue à cet homme étrange, tant mieux. Je ne veux pas non plus me montrer agressive, nous sommes peut-être simplement partis sur de mauvaises bases et possiblement un quiproquo mais dans le doute, j’ai préféré être claire dès le départ. Ses yeux trop fixes plongent dans les miens alors que le client qui pour le moment n’en est pas vraiment un répond.

"Je pense que j’ai dû mal m’exprimer! N’étant moi-même pas fan de l’activité que représente le combat, il serait hypocrite de ma part d’y contraindre qui que se soit. Il me semble que compagnon d’armes signifie allié, camarade ou ami...? C’est en effet ce que je recherche, je ne cherche nullement à m’imposer en tant que chef de clan, c’est pour cela que..."

Il me faut un moment pour m’en rendre compte mais l’attention du jeune homme semble légèrement défaillante et en suivant son regard, je me rends compte qu’il observe avec attention le jouet que j’agite sans vraiment y penser. Serait-il possible… ? Dans le doute, je secoue la baguette et donc l’animal en peluche avec plus d’attention, le faisant aller à droite et à gauche en observant la réaction du client. Aucun doute, il a totalement perdu le fil de sa pensée, la main légèrement levée pour cueillir le jouet. Je n’écoute plus ce qu’il essaie de dire, trop amusée de le voir guetter sa proie. Sauf erreur de ma part, nous avons donc affaire à un félin, un prédateur qui aime autant chasser que jouer.

Après plusieurs minutes sans parler, à simplement agiter le jouet sous le nez du jeune homme, ce dernier donne un coup de patte (il n’y a pas d’autre mot) et envoie valser l’animal en peluche qui s’écrase sur le sol dans un bruit mat. La satisfaction qui se lit sur le visage de l’étrange inconnu n’a pas de prix et il y a surtout quelque chose d’attendrissant à le voir victorieux. Sans même y penser, je tends la main et lui gratte la tête comme j’aurais pu le faire à l’époque où mes compagnons étaient de fiers lions.

Bravo, vous êtes un vrai tigre.

Cela ne se fait sans doute pas et je risque d’être dans une situation très gênante mais cet homme me fait tant penser à un chat que j’ai eu envie de lui faire une caresse et, peut-être, de le faire ronronner. Si je me suis trompée, je lui présenterais toutes mes plus plates excuses. Mais si j’ai raison et bien…il est toujours agréable d’avoir une gratouille, non ?

Conformément à mes attentes, le jeune homme ferme les yeux et se laisse aller sous la caresse, ce qui ne peut que me faire plaisir. Je souris sans retenu en continuant de grattouiller affectueusement sa tête. Cette sensation a quelque chose de très doux et pendant un instant, je me retrouve de nouveau dans mon palais, comme avant. Le son d’un ronronnement parvient à mes oreilles, je n’aurais pas cru que l’homme en cuir se laisserait apprivoiser mais au fond, en chaque mâle se cache une bête qui ne demande qu’à être nourrie et aimée.

Soudain, une larme coule sur la joue de mon nouvel ami et je retire ma main, inquiète de l’avoir blessé sans m’en rendre compte. Mais non, il sourit en ignorant la trace salée, s’inclinant pour me saluer avec légèreté.

C'est une façon comme une autre de faire connaissance, je suppose ? Chester Jester, pour vous servir

Je lui rends son salut en imitant son geste, une main posée sur le cœur même si je ne suis pas sûre que ce soit la bonne façon de procéder.

Emily Kirké, ravie de vous rencontrer, sincèrement.

D’une certaine façon, la glace est brisée et si je note intérieurement d’éloigner les souris et autres proies du champ de vision de mon interlocuteur, on peut dire que je suis un peu plus à l’aise. Mais ça ne me dit toujours pas clairement ce que vient faire ce Chester dans la boutique. Je l’invite à s’asseoir sur l’une des petites chaises qui se trouve dans un coin, nous serons plus à l’aise pour discuter.

Maintenant que nous avons fait connaissance, si vous me disiez clairement ce que vous recherchez. Désireriez-vous un autre félin pour vous tenir compagnie ?

J’avoue que son histoire de compagnons d’armes m’a perturbée. Peut-être qu’il pourra m’en dire un peu plus. Mince, j’ai encore envie de lui caresser la tête…je suis très impolie. Non, je ne le ferai pas, nous avons des sujets sérieux à discuter.

 Maintenant que nous avons fait connaissance, il serait temps que je sache enfin clairement pourquoi cet homme/chat est venu car je suis un peu confuse. Chester a une façon étrangement sibylline de s’exprimer alors il va falloir que je m’arme de patience. Heureusement, je n’en manque pas, me semble.  

Un autre félin pour me tenir compagnie ? Il est vrai que je me sens parfois seul sans Alice, mais si je suis là, c'est pour demander de l'aide aux chats de ce monde. J'aimerais établir un réseau d'information et d'espionnage. Les humains ici semblant totalement les ignorer, ils seraient donc parfaits pour récolter des informations précieuses sur cet endroit et ces habitants. Bien entendu, je ne les force à rien, c'est pour cela que je viens leur demander en personne. S'ils acceptent de me rejoindre, ils auront la possibilité d'avoir un endroit où ils pourront manger quand ils le souhaitent et dormir autant qu'ils le veulent. Jusque-là les autres ne s'en sont pas plaints, il faut dire qu'ils ne parlent pas beaucoup voire pas du tout.

Qu’est-ce que je disais ? A la fois obscur et presque clair. Me voilà totalement perplexe quant aux projets de mon nouvel ami. Il souhaite adopter des chats -me semble- mais pour en faire une armée d’informateurs, ce qui n’est pas vraiment une raison « normale » ou du moins habituelle. Devrais-je accepter ? Je n’aime pas trop l’idée qu’il veuille adopter mes petits pour les faire travailler comme espions, je n’ai aucune idée de comment il gagne sa vie, s’il les traitera bien ou non. Ce n’est pas parce qu’il renferme en lui un félin que je ne dois pas me méfier.

L’attention de mon interlocuteur s’envole une nouvelle fois, cette fois-ci attirée par…de l’herbe à chats. J’aurais dû m’en douter. Je réprime à grand peine un rire alors que le jeune homme prend un sac pour le porter à son nez, ses pupilles dilatées par la curiosité et l’anticipation. Est-ce que ça revient à lui vendre de la drogue ? Mais alors, ce serait une drogue légale… Je ne m’y connais pas assez en législation pour m’interroger trop longtemps, j’espère simplement que ça ne m’attirera pas d’ennuis.

C’est de l’herbe à chat, de la Cataire me semble. Elle a un effet…euphorisant sur les félins. Néanmoins, elle reste plus douce que la Matatabi qui se trouve là.

Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Je me fais l’effet d’un de ses dealeurs dans les séries policières, ceux qui cachent de l’herbe et de la poudre dans la doublure de leur manteau. Enfin, je reste une commerçante et j’annonce le prix de chacun des produits au cas où il viendrait à l’idée de Chester de tester sans payer.

Les noms ne disent pas grand chose à ce client, c'est tout à fait normal mais ça ne l'empêche pas de prendre deux gros sacs, la curiosité faisant étinceler ses prunelles. Je suis presque curieuse de savoir ce que cette herbe va provoquer chez lui, qui de l'humain ou du félin sera le plus fort. Mais ce serait me montrer trop indiscrète, je devrais en rester aux extrapolations. Pour me remercier, Chester me glisse nonchalamment dans la main un saphir gros comme mon ongle. Je reste stupéfaite et m'approche de la lampe pour l'examiner à la lumière. Il semble s'agir d'une vraie pierre précieuse... C'est beaucoup trop mais en y réfléchissant bien, je ne suis pas sûre que cet homme sache ce qu'est de l'argent.

M...merci beaucoup. Je vais préparer un sac avec vos articles.

Puisqu'il a largement payé ses achats, j'ajoute des croquettes, de la litière, des friandises puisqu'il m'a dit avoir des pensionnaires. Et puis il pourra toujours l'utiliser pour lui-même. Je glisse aussi d'autres paquets d'herbe à chats et quelques jouets avant de relever le nez. Le jeune homme a ouvert (je ne sais comment) les espaces vitrés et se retrouve entouré de félins qui ronronnent joyeusement en se frottant contre lui. Ils miaulent pour le saluer, il leur répond avec des mots ou des sons mais à voir son expression chagrine, il semble que la communication ne passe pas bien. Cela doit être très perturbant pour lui.

Tenez monsieur Jester, mettez le reste de vos articles dans le sac. Ne vous attristez pas trop, ils vous disent qu'ils aiment même si vous ne parlez pas la même langue.

Je lui tapote le dos avant d'attraper les plus jeunes chats pour les remettre à leur place, je ne voudrais pas les perdre ou qu'ils se blessent. L'un d'eux me donne de petits coups de tête, je le câline avec un grand sourire avant de regarder Chester, me souvenant de sa réaction sous mes caresses. C'était amusant, et plutôt agréable.