Les après-midi au club sont un étrange spectacle pour ceux qui ont l'habitude de fréquenter les lieux à des heures plus tardives. C'est comme si le sortilège de la Belle au bois dormant était tombé, le silence règne et les quelques personnes qui sont déjà à l'ouvrage sont encore endormies après leur nuit folle. C'est mon cas, même si je ne peux décemment pas me permettre de somnoler alors que je prépare de nouveaux costumes. Mes doigts de fée (pun) témoignent de mon acharnement à ce que tout soit parfait et aux conséquences désastreuses d'une aiguille mal placée. Non, si je veux que le spectacle soit un succès, tout doit être à sa place et le moindre petit strass fixé avec minutie. C'est donc le corps frémissant de substances plus ou moins déconseillées aux enfants hyperactifs (ou aux enfants tout court) que je suis penché sur une jupe de trois mètres entièrement constituée de tout petits carrés de gaze pastel.

Je pourrais parfaitement remettre ça à plus tard, la fille pour laquelle je confectionne ceci ne sera de retour que dans deux jours mais il y a encore mes propres tenues à concevoir et, pour être honnête, je traverse une phase d'ennui aussi violente que dramatique. La preuve, j'ai revu les six saisons de Glee en l'espace d'un mois et en chantant à tue-tête tous les tubes, même les plus pourris. Mon esprit a besoin d'être un peu secoué, il faut juste que quelqu'un franchisse cette porte avec une bonne idée. Ou un derrière musclé, ça peut aussi être une façon distrayante de dépenser cette énergie bouillonnante en moi.  

Mon monologue intérieur est interrompu par l'arrivée d'une de mes consœurs, enfin, une de l'accueil donc on ne peut pas dire non plus que nous jouions dans la même catégorie mais là, je m'égare. Bref, je disais que mes réflexions avaient été coupées par l'entrée en scène d'un nouveau personnage au padding encore approximatif. Au moins sait-elle coller ses sourcils, c'est déjà mieux que rien. Si seulement elle coupait ça mieux... Je me suis encore perdu, non ? Apparemment, on me demanderait dans le hall, puisqu'il est encore tôt, je suppose que c'est bien Willow et non Andromède que l'on attend. Avec une lenteur calculée, je me redresse et adresse un sourire éclatant à Miss Penne Tration.

J'arrive dans une minute. Dis-moi juste...il est canon ?
Ce n'est pas mon genre mais il est appétissant
Oh giiiiirl, c'est bon, je te suis.

Juste le temps d'ajuster mes cheveux dans le miroir et je me précipite hors de ma loge pour aller voir qui me veut du bien... Bon, à défaut d'un derrière musclé, ce petit fera l'affaire. Heureusement que je suis une personne se contentant de peu. Ce n'est clairement pas mon genre mais à voir son attitude corporelle, il n'est pas un de mes admirateurs. Je quitte donc Miss Penne pour guider le nouveau venu dans un endroit au calme.

Bonjour, tu as demandé à me voir ? Qu'est-ce que je peux faire pour toi ?

Bien sûr, je le regarde déjà attentivement pour essayer de deviner ses mensurations ainsi que le type de tissu qui lui ira le mieux. Pas de velours, c'est certain, peut-être quelque chose d'un peu vaporeux, ou de la dentelle. Il n'est pas grand mais il a une musculature intéressante, peut-être qu'en soulignant un peu sa silhouette...

Le fil de mes pensées se rompt en entendant le nouveau venu se présenter. Il semblerait donc que Hercule Poirot se soit incarné dans notre monde, je me demande bien pourquoi un détective belge aurait besoin de mes services mais autant ne pas refuser, surtout si c'est une excuse pour enquêter sur une mystérieuse affaire de meurtre. Oh, j'en frissonne. En tout cas, pour un changement de look, c'est réussi, le style minet brun un peu débraillé, ça fonctionne. Dommage que l'emploi de la troisième personne le grille, l'illusion aurait pu être parfaite. Mais on ne me la fait pas à moi, je lis. (x)

- Alors d’abord, pour que vous le sachiez, Arkasis est développeur de jeux vidéo aux Studios Vanilla. Il a créé un jeu qu’il devra présenter dans une convention spéciale… malheureusement, il n’a trouvé personne pour un Cosplay du coup, il le fera lui-même pour plus d’impact sur la population humaine de Mirapolis… et donc, enfin… Arkasis sait coudre mais pas sur lui-même, pour lui-même… il aurait besoin d’un petit coup de main si vous avez le temps et surtout, l’envie. Votre prix sera le sien.

Celui qui se fait appeler Arkasis sort sa tablette pour me montrer des idées de design, de costumes qu'il voudrait voir adapter pour son prochain personnage féminin. Hum...rien de trop complexe, ce n'est pas du latex moulé de façon provocante sur des attributs hypertrophiés et c'est déjà très agréable. Ce qui m'intrigue surtout, c'est de savoir qu'il compte porter lui-même cette tenue pour sa présentation, je comprends mieux pourquoi il s'adresse à moi plutôt qu'à une couturière lambda. Enfin, il y a aussi le fait que je suis atrocement doué mais je préfère rester modeste. Je prends le temps d'examiner chaque détail de la tenue, le bout de la langue sortie en étudiant les matières, les coupes, la façon dont je dois adapter le modèle pour son corps masculin. Oooooh, il va lui falloir du padding. Pas de tucking vu la jupe (quoiqu'il serait plus judicieux de parer à toute éventualité, il risque de beaucoup bouger) et il lui faudra s'épiler, c'est la moindre des choses.

Je pense être à la hauteur de la tâche, ça ne sera pas un problème. Vu que c'est sur vous, vous voulez bien m'accompagner histoire que l'on prenne vos mesures ?

J'espère aussi apprendre la vraie raison de son travestissement, il doit bien y avoir une affaire à résoudre quelque part... à moins qu'il ne soit réellement devenu concepteur de jeux vidéos et dans ce cas, Agatha Christie doit tomber des nues.

Sans broncher, le nouveau venu accepte de me suivre mais en même temps, s'il avait refusé, nous aurions été un peu dans la merde pour concevoir la tenue. J'ai vraiment besoin d'avoir des mesures précises pour que ça tombe au mieux. D'abord, parce que ça fera une publicité gigantesque et tout à fait appréciable mais ensuite et surtout parce que je peux révéler un perfectionnisme atroce quand il s'agit de tenues. Il ne pouvait pas mieux tomber, c'est évident. Je me retourne avec la grâce qui me caractérise, réfléchissant déjà à comment le conduire jusqu'à l'endroit propice en tombant sur le moins de queens possibles. Elles seraient capables de se jeter sur lui pour le dévorer en guise de petit déjeuner, de vraies louves.

En parlant de babilles baveuses, Miss Penne Tration passe en roulant des hanches et en adressant des œillades à M. Lupin, le corps serré dans trois paires de collants qui ne sont pas de première fraîcheur. Pauvre homme... Je roule des yeux en guidant mon petit protégé là où nous serons le mieux. Quand il me fait remarquer que ça cocotte, je confirme d'un signe de tête.

Oh, tu peux le dire, c'est tellement chargé en laque qu'on pourrait faire exploser le bâtiment en claquant des talons, N'EST-CE PAS CHI-CHI !

L’intéressée m'envoie un baiser en étendant ses longues jambes noires, absolument pas gênée de percer la couche d'ozone. Après tout, elle sera morte bien avant d'en sentir les effets.

Bienvenue dans l'antre des oiseaux de paradis. L'envers du décor alors ne t'étonne pas de voir du scotch traîné. Alors, commençons par le torse, il faut retirer ton haut.

Je me rend compte ensuite que ma maigre tentative pour le vouvoyer (après tout, c'est peut-être Hercules Poirot) n'a pas durée longtemps. Il est jeune et mignon et je tutoies tout le monde, il faudra qu'il s'y fasse. Lunettes sur le nez, mètre ruban dans une main et carnet à mesures ouvert, je suis plus que près. Et lui ?

En tant que fée, il est peu de choses pour me surprendre en ce bas monde, encore plus depuis que je suis devenu drag-queen. C'est un fait avéré, les gens de mon espèce voient plus de choses que le commun des mortels. Pourtant, je ne m'attendais pas à ce genre de vision en demandant au jeunot de retirer son haut. Pour la séquence strip-tease sexy, il peut aller se rhabiller, hélas. Un nuancier allant du vert jaunâtre au violet intense s'étale sur ses côtes en tâches tout sauf esthétiques. Il ne semble pas plus gêné que ça, du moins, pas plus que de se dévêtir. L'air de rien, je m'approche pour prendre les premières mesures au niveau de son buste, me rapprochant en veillant à ne pas trop envahir son espace personnel (admirez ma retenue).

Tu sais, un bon talon aiguille dans l'oeil ou dans les parties intimes, ça peut faire passer à l'envie de recommencer à celui ou celle qui t'a fait ça. Juste pour te prévenir, si tu as besoin...

Je ne le sens pas du genre à accepter mon offre mais au moins, elle est là. En attendant, le costume ne va pas se faire tout seul alors je continue ma besogne après avoir laissé échapper un rire à la mention de sa possible nudité.

Normalement, ça ne devrait pas être nécessaire. Tu peux garder ton caleçon, mon chou. Peut-être pas ton pantalon, nous verrons. Pour le moment, tiens-toi droit et n'oublie pas de respirer. Et... Je marque une pause avant d'ajouter un ton plus bas Pense à me demander du fond de teint après, je devrais avoir la bonne couleur pour ta carnation.

L'air de rien, je continue, prend des notes, m'applique parce qu'il est hors de question que cet Arkasis reparte avec un costume médiocre. Mine de rien, l'hypothèse Hercules Poirot devient plus complexe, je le vois mal se faire passer à tabac ou se battre.

Au fait, c'est qui ton personnage ? Décris-moi un peu la dame.

Plus le petit parle et plus j'ai l'impression qu'il vient d'une autre planète ou qu'il vient toujours de débarquer. Son phrasé, sa façon d'employer la troisième personne pour se désigner, il fait vraiment…hors cadre et c'est une drag queen qui parle. J'essaie de ne pas grimacer quand il me parle de son gagne-pain, frapper des gens pour du fric n'est pas vraiment ce qui me branche. La violence en général même. Pas ma faute, je n'ai jamais évolué dans un milieu où il fallait défendre sa carcasse, j'étai bien trop petite pour que l'on me chercher des noises et les grenouilles ou autres prédateurs apprenaient rapidement à ne pas tenter de grignoter les fées. Mais comme Arkasis me paye pour lui faire un costume et que je ne le connais pas très bien, je vais éviter de faire des commentaires sur sa passion. Je hoche donc la tête rapidement tout en continuant de bosser tandis que j'entend vaguement certains camarades bavarder. La chair fraîche attire de plus en plus, il faut que je me dépêche.

Le torse et les bras fini, je passe au bassin pour avoir une petite idée de comment concevoir son costume et Arkasis décline mon offre de fond de teint. Tout en ajoutant qu'il ne souhaite pas se fondre dans la masse. Je crois que ce n'est pas vraiment une question à poser ici mais il insiste beaucoup sur sa nature de non-humain donc je commence à m'interroger. En apparence, il n'a pas l'air bien méchant ou particulier, si on oublie les multiples marques qui colorent sa peau et raidissent ses muscles. Il y a, à n'en pas douter, une forte dose de violence en lui mais aussi de l'innocence, une candeur ou un je-ne-sais-pas-quoi d'ignorant qui compense et donne un mélange assez particulier.

Pas envie d'être normal ? Pas de problème, chou, tu es au bon endroit.

Un petit clin d'œil avant de jeter un regard plus sombre à Chi Chi qui passe en reluquant mon client. Elle serait prête à coucher avec un arbre si on peignait une paire d'yeux dessus. Arkasis me parle de son fameux personnage pendant que je serre sa cuisse dans mon ruban, il semble avoir bien réfléchi au caractère et c'est assez important pour que la tenue se rapproche au mieux de ce qu'il a en tête. Enfin, je me recule en griffonnant une dernière fois dans mon carnet.


Très bien, je pense que j'ai tout ce qu'il me faut. Tu vas pouvoir te rhabiller. D'autres précisions à me donner avant que je ne commence ma magie ?

Tu veux porter des talons, mon lapin ?, lance Miss Penne Tration

La réplique de ma précieuse camarade n'est pas accueillie avec beaucoup d'émotion, c'est sans doute pour le mieux parce que personne n'aurait envie qu'Arkasis s'abîme une cheville. Déjà parce que ça serait un frein à ses activités nocturnes apparemment, ensuite parce que je n'ai aucune idée de ce qu'on risque s'il nous poursuit en justice. Non, mieux vaut éviter tout risque. Je remballe mes affaires, déjà à moitié concentré sur ce que je vais pouvoir faire comme costume, les matières à utiliser, combien de temps ça va me prendre. Pour la facturation, je pense que ça attendra le rendu final, des fois qu'il veuille ajouter ou retirer des éléments. Je ne fais aucune devinette sur son orientation sexuelle mais pour tailler large, beaucoup d'hommes s'avèrent tatillons sur le choix de leurs vêtements et je ne peux pas les blâmer. Donc pas de devis, il faudra jusqu'il repasse d'ici quelques jours si je suis en veine.


Je vois ce que j'ai à faire. Voyons voir...en prenant en compte le temps de rassembler les matières, repasse dans une dizaine de jours, je pense que l'on aura déjà une bonne partie du costume et tu pourras me dire à ce moment-là si ça correspond à ta vision. Il me faudra aussi une copie de tes esquisses, pour que je ne parte pas dans la mauvaise direction.

Il demande s'il peut manger un morceau et je hoche la tête, tout le monde mange et en permanence ici, ce qui est assez stupide quand on sait la galère que c'est de rentrer dans un costume. Il faut en permanence faire attention à son poids, sa silhouette car ce sont toutes les robes, tous les bodys, les maillots, les collants, les rembourrages qu'il faut revoir si on prend ou perd quelques kilos. Lui grignote de la viande séchée à première vue, je ne suis même pas étonné.

Pour le moment, je ne peux pas vraiment fixer un prix, ça dépendra de la suite mais déjà pour savoir : il y a une possibilité de faire passer une partie ou la totalité des frais à la charge de ton entreprise ?

Parlons business.